Je suis le ténébreux par qui tout dégénère.
Victor Hugo, les Contemplations,
« Quelques mots à un autre ».
« Son armure d'acier était richement incrustée d'or, et la devise visible de son bouclier était un jeune chêne déraciné avec le mot espagnol Desdichado, qui signifie Déshérité. » C'est ce qu'on peut lire dans le célèbre roman de Walter Scott : Ivanhoé, publié en 1819. Trente ans plus tard, William Makepeace Thackeray en donne une suite burlesque dans Rebecca et Rowena : « Ils n'oublièrent jamais le nom du Desdichado, ou du Déshérité doublement, car il était maintenant le Desdichado-Doblado. »
« El Desdichado », le sonnet de Gérard de Nerval, est publié pour la première fois en 1853 dans le journal le Mousquetaire (créé par Alexandre Dumas, traducteur en français d'Ivanhoé), pour la seconde fois en 1854 dans le journal l'Artiste et pour la troisième fois en 1854 dans le volume les Filles du feu, en tête des « Chimères », série de douze poèmes qui closent le livre.
Il existe une certaine ressemblance entre « El Desdichado » et un sonnet manuscrit de Théodore de Banville, daté de 1851 et retrouvé sur l'album de Philoxène Boyer1. Nous n'en savons hélas pas plus... Il est à peu près certain que les deux premiers vers d'« El Desdichado » évoquent « la Chanson du roi de Thulé », qui figure dans le Faust de Goethe. Le bibliomane qu'était Gérard de Nerval a probablement subi d'autres influences — mais « El Desdichado » a été tant de fois glosé qu'il est impossible de rendre compte de toutes les hypothèses qui ont été formulées à son sujet.
Si l'amont d'« El Desdichado » n'est pas très clair, l'aval n'est pas facile à draguer. Voici quelques pièces remontées à la surface.
Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! En 1922, dans son fameux poème The Waste Land, Thomas Stearns Eliot emprunte le vers : « Le prince d'Aquitaine à la tour abolie ». Si les lecteurs de langue anglaise connaissent « El Desdichado », c'est un peu grâce à Eliot. Bien plus tard, l'Américain Robert Lowell et l'Irlandais Derek Mahon composent des imitations du sonnet de Nerval.
Retour dans la francophonie, avec quelques surréalistes. L'influence d'« El Desdichado » est flagrante chez Robert Desnos. En 1931, il écrit dans Siramour2 :
Et Nerval où trouver le filtre d'outre-fièvres
Pour te ressusciter dans ses rêves en deuil.
[...] Sais-tu quelle chaine effrayante de symboles m'a conduit de toi qui fus l'étoile à elle qui est la sirène ?
En 1944, dans ses Réflexions sur la poésie3, il va même jusqu'à dire qu'il faudra repartir de Nerval pour se libérer de Mallarmé, de Rimbaud, de Lautréamont. En 1939, Raymond Queneau, qui vient d'achever une sorte de roman-poème, hésite entre plusieurs titres. L'un d'entre eux est le Prince d'Aquitaine. Finalement, il opte pour Un rude hiver4. En 1947, André Breton reconnaît qu'il a cheminé avec Nerval. La dernière phrase des ajours d'Arcane 175 est : « Ma seule étoile vit... » La vie et l'œuvre de Gérard de Nerval jouent un grand rôle dans la vie et l'œuvre de Michel Leiris6. Celui-ci choisit le pseudonyme de « Gérard » lors de son engagement dans les F.T.P. et, durant toute sa carrière littéraire, il parle souvent d'Aurélia et des Chimères. Difficile de ne pas penser à « El Desdichado » en lisant Tombeau d'Orphée7, livre épique de Pierre Emmanuel, composé en 1941 et recomposé en 1967.
« El Desdichado » est depuis longtemps considéré comme un sommet de la poésie française. Cette célébrité ne pouvait manquer d'aiguiser l'appétit de l'Oulipo pour les détournements.
En 1973, Raymond Queneau, dans la Littérature potentielle8, ouvre le bal avec la méthode M + 7 (remplacer chaque adjectif, chaque verbe et chaque substantif par le septième de son espèce dans un dictionnaire choisi) :
El Desecativo
Je suis le tenu, le vibrant, l'incontrôlable
Le priodonte d'Aramis à la tourmaline abonnée,
Ma sextile étrangeté est moulue et mon lycanthrope constricteur
Poste le solin nominal de la mélique. [...]
Il récidive avec un M + 1 fonctionnel (remplacer chaque adjectif, chaque verbe et chaque substantif par le suivant de son espèce dans un dictionnaire choisi, avec la condition supplémentaire qu'il remplisse les mêmes fonctions syntaxiques et prosodiques) :
El Desdonado
Je suis le tensoriel, le vieux, l'inconsommé
Le printemps d'Arabie à la tourbe abonnie
Ma simple étole est molle et mon lynx consterné
Pose le solen noué de la mélanémie. [...]
Dans le même livre, Raymond Queneau applique à « El Desdichado » la contrainte dite de littérature définitionnelle (remplacer chaque mot important par sa définition et éventuellement itérer le procédé autant de fois qu'on le désire) :
Je suis celui qui est plongé dans les ténèbres, celui qui a perdu sa femme et n'a pas contracté de nouveau mariage, celui qui n'est pas consolé [...].
En 1973 encore, Georges Perec glisse des mots d'« El Desdichado » dans la dixième de ses quinze variations discrètes9 sur le « Gaspard Hauser» de Verlaine :
Contamination nervalienne
Je suis venu, calme et ténébreux,
Riche de mes seuls yeux veufs,
Vers les hommes inconsolés :
Ils ne m'ont pas trouvé Prince [...].
En 1976, Georges Perec10 se fend d'un texte où « El Desdichado » est reproduit à l'envers, syllabe par syllabe :
Dos, caddy d'aisselles
Fellah, décris-les, tes seins las de pire soûle,
Fédor, relies l'azur tour à tour lent du mot [...]
Lies borate où la natte est Kid à serein l'hep !
Les sauts qu'on l'un veuf, l'Hébreu n'était. Le suis-je ?
En 1986, Marcel Bénabou11 greffe des demi-alexandrins d'« El Desdichado » à d'autres demi-alexandrins célèbres :
Dans la nuit du tombeau mon cœur a son mystère [...]
Oh n'insultez jamais le prince d'Aquitaine [...]
Mon esprit est pareil à la tour abolie
Sous les coups du bélier de la mélancolie [...].
En 1992, Jacques Roubaud12 réinterprète l'expression S + 713 (remplacer chaque substantif par le septième qui le suit dans un dictionnaire choisi) ainsi : remplacer chaque lettre S par la septième qui la suit dans l'alphabet, à savoir Z. Il en résulte une version S/Z révélant le zenz profond d'un texte de Roland Barthez :
El Dezdichado
Je zuiz le Ténébreaux, — le Veuf, — l'Inconzolé [...].
En 1993, André Blavier14, dans un poème fleuve (4002 vers !) qui charrie des morceaux de nombreux monuments de la littérature, incorpore « El Desdichado » :
[...] De celui (pour changer) qui pleurniche sa peine
Et, bouc inconsolé, s'enténèbre dolent,
Lui qui, de haulte race et prince d'Aquitaine,
Très piteux se marrit, la tourelle abolie [...].
En 1995, Jacques Jouet propose une bibliothèque nervalienne15 :
Je suis le Beau Ténébreux de Julien Gracq, — le Veuf joyeux de Daninos, — l'Inconsolé, le Prince de Machiavel dans la Vie quotidienne dans l'Aquitaine du XVIIe siècle d'Yves-Marie Bercé à la Tour de Nesle d'Alexandre Dumas père et Frédéric Gaillardet abolie [...].
Après l'Oulipo, voici une courte escale dans le port de la musique ! En 1957, dans l'album At the Drop of the Hat, Donald Swann et Michael Flander enregistrent une chanson intitulée « Je suis le ténébreux ». Quarante ans plus tard, « El Desdichado » inspire le compositeur Brent Jolley, qui en tire un chant pour mezzo, hautbois, clarinette, cor et violoncelle.
Une parodie d'« El Desdichado » pour se payer la tête d'un homme politique ? C'est ce que fait Jean-Michel Royer en 1983 dans le Roy François16 :
Le revenant
[...] Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi mon Élysée et la France en folie,
Chasse l'Usurpateur dont mon cœur désolé
Voit que tous les méfaits à la Rose s'allient. [...]
Il existe une trace d'El Desdichado dans la littérature pour enfants, puisqu'en 1999, Zohra Karim17 en publie quelques vers homophones :
Al Dente
Je suis le vénéneux, le bœuf, l'inconcilié,
Le pince capitaine à la mer dépolie [...].
Par touches légères, Henri Bellaunay18, en 2000, pastiche Nerval :
L'ermitage
La Tour seule subsiste et traverse les âges. [...]
Sur le mur aboli pousse le saxifrage... [...]
Le Lac est maculé, où chantaient les sirènes... [...]
En 2001, une résonance du Déshérité se produit dans la littérature fantastique. Un personnage de Wonderlandz19, roman de Jean-Luc Bizien, dérobe à Gérard de Nerval un des manuscrits d'« El Desdichado » (reproduit intégralement dans le chapitre 18).
Camille Abaclar20 (qui ne s'appelait pas encore ainsi et qui n'avait pas encore toutes ses têtes) entre en scène en octobre 2000, à l'occasion du festival In-Folio. Quatre-vingts avatars d'« El Desdichado » sont alors affichés sur les murs de la salle Pitoëff, à Genève, et regroupés dans un recueil21 édité sur place pour les visiteurs. L'un22 de ces textes est reproduit en 2001 dans une revue littéraire. Vers la fin de l'an 2000, un site internet23 dévolu aux réécritures d'« El Desdichado » voit le jour.
Nous sommes en 2002 et je suis le ténébreux.
Le texte ci-dessus (avec ses notes de bas de page), principalement rédigé par Pascal Kaeser, constitue la postface du livre Je suis le ténébreux publié en 2002. Il ne recense évidemment pas la totalité des références à « El Desdichado » dans la littérature depuis 1853. On aurait pu citer, par exemple, le roman policier Sans feu ni lieu de Fred Vargas24 où ce poème joue un rôle crucial pour la résolution de l'énigme.
L'héritage a continué à fructifier depuis la parution de cette postface. Notons par exemple ce souvenir d'Amélie Nothomb25 :
[...] depuis que j'ai dix-neuf ans, mon poète préféré est Gérard de Nerval. Chaque matin, quand je prends le métro à l'heure de pointe, je me récite « El Desdichado » pour ne pas périr asphyxiée. [...] J'ai envie de les interrompre pour leur dire que je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé, le prince d'Aquitaine à la tour abolie [...].
Et quelques pages plus loin :
Ressentir le vide est à prendre au pied de la lettre, il n'y a pas à interpréter : il s'agit, à l'aide de ses cinq sens, de faire l'expérience de la vacuité. C'est extraordinaire. En Europe, cela donnerait la veuve, la ténébreuse, l'inconsolée ; au Japon, je suis simplement la non-fiancée, la non-lumineuse, celle qui n'a pas besoin d'être consolée. Il n'y a pas d'accomplissement supérieur à celui-ci.
Voyez aussi la page Chronologie pour des repères plus directement liés au présent site.
1. C'est Jacques Bony qui rapporte cette « énigme », dans une note de : Gérard de Nerval, les Filles du feu, les Chimères, Sonnets manuscrits, Garnier-Flammarion, 1994.
2. Robert Desnos, Fortunes, 1942.
3. Robert Desnos, Destinée arbitraire, Poésie/Gallimard, 1975.
4. Raymond Queneau, Un rude hiver, Gallimard, 1939.
5. André Breton, Arcane 17 enté de trois ajours à Léon-Pierre Quint, Éd. du Sagittaire, 1947.
6. Voir par exemple : Aliette Armel, Michel Leiris, Fayard, 1997.
7. Pierre Emmanuel, Tombeau d'Orphée, Seghers, 1967, réédité (avec Hymnes orphiques) chez l'Âge d'Homme, 2001.
8. Oulipo, la Littérature potentielle, Idées/Gallimard, 1973.
9. Georges Perec, « Microtraductions, Quinze Variations discrètes sur un poème connu », Change no 14, 1973.
10. Oulipo, « À Raymond Queneau », Bibliothèque oulipienne no 4, 1976, repris dans : Oulipo, la Bibliothèque oulipienne, Volume 1, Ramsay, 1987.
11. Marcel Bénabou, « Alexandre au greffoir », Bibliothèque oulipienne no 29, 1986, repris dans : Oulipo, la Bibliothèque oulipienne, Volume 2, Ramsay, 1987.
12. Oulipo, « S + 7, le retour », Bibliothèque oulipienne no 34, 1992, repris dans : Oulipo, la Bibliothèque oulipienne, Volume 4, le Castor astral, 1997.
13. C'est à Jean Lescure qu'on doit l'invention de l'expression S + 7 et de la méthode qu'elle désigne (voir : Oulipo, la Littérature potentielle, ouvr. cité).
14. André Blavier, « Le mal du pays ou les travaux forc(en)és », Temps mêlés no 150 + 53-56, hiver 1993.
15. Oulipo, « Bibliothèques invisibles, toujours », Bibliothèque oulipienne no 71, 1995, repris dans : Oulipo, la Bibliothèque oulipienne, Volume 5, le Castor astral, 2000.
16. Jean-Michel Royer, le Roy François, Le Pré aux clercs, 1983.
17. Collectif, Jouer avec les poètes, le Livre de poche Jeunesse, série « Fleurs d'encre », 1999.
18. Henri Bellaunay, Petite Anthologie imaginaire de la poésie française, Éd. de Fallois, 2000.
19. Jean-Luc Bizien, Wonderlandz, Éditions du Masque, 2001.
Pascal Kaeser Élisabeth Chamontin Alain Zalmanski Patrick Flandrin Gilles Esposito-Farèse Nicolas Graner Jacques Perry-Salkow
21. Collectif, El Desdichado, l'Atelier vivant/In-Folio, 2000.
22. Nicolas Graner, « La version princeps du Desdichado », Formules no 5, Noésis, 2001.
23. http://graner.name/nicolas/desdi/
24. Fred Vargas, Sans feu ni lieu, Éditions Viviane Hamy, 1997.
25. Amélie Nothomb, la Nostalgie heureuse, Albin Michel, 2013, p. 124.
Nicolas Graner, 2014, Licence Art Libre