L'histoire trouve ses racines vers 1973. Âgé de 10 ou 11 ans, j'aimais fouiner dans la bibliothèque paternelle. J'y avais repéré un fort volume intitulé Les grands courants de la pensée mathématique. Je feuilletais ces pages auxquelles, bien sûr, je n'entendais rien mais qui m'ouvraient une fenêtre sur un monde que je rêvais d'explorer un jour. J'étais particulièrement fasciné par le chapitre consacré au nombre π. Il s'ouvre sur deux citations : un verset de la Bible qui laisse entendre que π vaut environ 3, puis la liste des 707 décimales calculées avant l'ère des ordinateurs. Je ne tardai pas à connaître par cœur les 40 premières, qui ne m'ont jamais quitté depuis.
On comprendra sans peine que le nom de l'auteur de ce livre, François Le Lionnais, m'était familier et porteur de l'aura qui s'attache aux gens que l'on admire sans rien savoir d'eux. Je ne sais quels auraient été mes sentiments si j'avais appris qu'il habitait comme moi Boulogne-Billancourt, à l'extrémité est de la Route de la Reine dont l'extrémité ouest se trouvait pratiquement sous ma fenêtre. Cela, je ne l'apprendrai que trente et quelques années plus tard, quand l'historien des mathématiques aura cédé la place dans mon petit panthéon personnel au Frésident-Pondateur de l'Oulipo. Mais c'est une autre histoire.
La rencontre eut lieu quelques années plus tard, probablement en 1976 ou 1977. Sur les affiches municipales, parmi les annonces des mille et un micro-événements qui émaillent la vie d'une grande ville de banlieue, figurait une conférence publique de François Le Lionnais à la salle des fêtes. De son titre, je me rappelle seulement qu'il contenait les mots « mathématiques » et « modernes ». Les « maths modernes », c'est-à-dire essentiellement la présentation axiomatique de la mathématique préconisée par Nicolas Bourbaki, régnaient alors sans partage sur l'enseignement scolaire, au grand désarroi des parents et grands-parents d'élèves formés par les problèmes de trains qui se croisent et la géométrie d'Euclide. Elles revenaient souvent dans mes conversations avec Mamette, qui avait obtenu l'agrégation féminine de mathématiques vers 1930 et restait fort curieuse. Alléché par la double perspective de voir s'incarner l'un de mes héros et de satisfaire une partie de la curiosité de ma grand-mère, je lui donnai rendez-vous devant la salle des fêtes, située à mi-chemin de nos domiciles respectifs.
Au jour dit il faisait froid et j'arrivai couvert de mon vêtement d'hiver, un anorak de ski de l'orange le plus vif. J'eus le sentiment de détoner quelque peu parmi les messieurs en pardessus et les dames en fourrure qui attendaient devant la porte. Je constatai rapidement que le plus jeune d'entre eux devait avoir quatre fois mon âge, et de plus ils semblaient tous se connaître. Je me rappelai alors une ligne de l'annonce à laquelle je n'avais pas prêté attention, qui stipulait que cette conférence était organisée par la section locale de la Société des membres de la Légion d'Honneur. De fait, une dame qui semblait l'une des organisatrices vint nous saluer tout sourire, félicita Mamette d'avoir amené son petit-fils et lui demanda si elle était membre de l'association. La réponse étant négative, la dame tourna les talons et plus personne ne fit attention à nous.
Je n'ai gardé aucun souvenir précis du contenu de la conférence. Il me semble qu'il s'agissait d'un survol de nombreux sujets divers auxquels s'intéressaient les mathématiciens, mais j'ignore quel en était le fil conducteur. Je me rappelle que Mamette et moi, bien que nous l'ayons trouvée intéressante, avons été un peu déçus car il n'y fut pas du tout question des « mathématiques modernes » au sens où l'on entendait cette expression figée. Il s'agissait de mathématiques qui étaient modernes au sens usuel du terme, c'est-à-dire actuelles.
Ma minute de gloire se dessina lorsque l'orateur aborda le ruban de Möbius. Après avoir collé les extrémités d'une bande de papier dont l'une avait été tordue d'un demi-tour, il chercha des yeux un volontaire pour venir la découper. Son regard fut probablement attiré par ma frimousse juvénile au milieu des têtes chenues, ou peut-être par la couleur de mon vêtement. Toujours est-il qu'il m'invita à monter sur la scène à ses côtés. Il me demanda ce qui se passerait, à mon avis, si je découpais son anneau par le milieu dans le sens de la longueur. Question facile pour un amateur de curiosités mathématiques, lecteur de Sam Loyd, George Gamow et Martin Gardner, et je répondis sans hésiter que j'obtiendrais un unique anneau deux fois plus long que l'original. Il demanda alors si je savais ce que donnerait une découpe, non plus au milieu mais au tiers de la largeur. Je dus avouer mon ignorance et il m'invita à tenter l'expérience. Sous les yeux des honorables légionnaires je me livrai donc à la découpe indiquée qui, après avoir parcouru deux fois la longueur du ruban, me laissa dans les mains deux anneaux enlacés, l'un de la longueur du ruban initial, l'autre deux fois plus long. François Le Lionnais me remercia, me serra vigoureusement la main et je regagnai ma place en flottant sur un petit nuage.
J'aimerais pouvoir raconter que je n'ai pas lavé pendant un mois la main qui avait touché celle du grand homme. Il n'en est rien. Cependant le double anneau, que j'avais emporté, intégra la décoration de ma chambre, pendu au bras de la lampe orientable accrochée au mur au-dessus de mon lit. Il y demeura pendant toute la durée de mes études. Lorsqu'à la fin de celles-ci je passai un an à l'étranger, mes parents en profitèrent pour faire repeindre ma chambre d'enfant. Ils durent, bien entendu, enlever tout ce qui était accroché aux murs. À mon retour, la lampe avait repris sa place mais les fragiles bandes de papier n'avaient pas survécu.
Nicolas Graner, septembre 2013, Licence Art Libre