Aller au menu
Aller au pied de page
Retour vers Avatars de Nerval

Avatars de Nerval

Interrogatoire 3

Marc Parayre

Précédent : Interrogatoire 2 Un avatar au hasard Suivant : Inversé

Voir aussi :
Bavure
Criminel
Interrogatoire
Interrogatoire 2
Meurtrier
Militaire

Me dicen el desdichado

el quiebra ley

Le commissariat est lugubre.

Un lieu glauque que l’on n’oserait jamais imaginer même dans les polars les plus noirs, mais avec tous les stéréotypes du genre : une odeur prégnante de sueur et de tabac froid, le faisceau puissant d’une lampe qui aveugle à souhait un prévenu hagard, menotté sur sa chaise, débraillé, mal rasé, bref déjà coupable avant toute preuve. La voix menaçante d’un policier agacé, décidé à en finir au plus vite avec cet interrogatoire qui s’éternise :

« Bon, on reprend : nom, prénom, âge, qualité. Et cette fois je te conseille de ne pas faire le mariole !

— Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé.

— Allez, c’est reparti ! Dis, t’en n’as pas marre de te foutre de notre gueule ?

— Le Prince d’Aquitaine…

— C’est ça et moi je suis la reine d’Angleterre !

Le suspect, comme indifférent aux vociférations du policier, continue d’ânonner d’une voix monocorde :

— … à la Tour abolie.

— Ah, ça faisait longtemps que tu ne nous l’avais pas servie celle-là ! Ta fameuse histoire de tour détruite, ravagée par le feu, totalement noircie, raison pour laquelle vraisemblablement les paysans alentour quand il la désignaient, parlaient de « La brunie »… Alors selon toi, elle t’aurait appartenue, et tu en aurais été spolié ? Mouais. Habile stratagème pour détourner la conversation. Mais ce n’est pas l’affaire qui nous occupe pour le moment. Qu’est-ce que tu as à déclarer au sujet du meurtre de cette Jenny Colon ?

— Ma seule Etoile est morte.

— Ben mon p’tit père c’est un peu tard pour le regretter, il fallait y penser avant, tu ne crois pas ? Je vais te dire moi, ce qui s’est passé : tu as attiré cette pauvre fille dans ce terrain vague du Pausilippe, proche de la mer d’Italie, elle t’a repoussé et ça s’est soldé par deux trous rouges au côté droit…

— Mais puisque je vous dis que dans ce cas-là ce n’est pas moi l’auteur !

— Et le tee-shirt imprimé d’un luth constellé qu’elle portait, tu ne peux nier que c’est bien toi qui le lui avais offert, non ?

— Le Soleil noir de la Mélancolie.

— Pardon ?

Le commissaire fulmine et prend à témoin ses collègues :

— Ça y est le voilà qui nous refait le coup des hallucinations ! Mais si le fameux docteur Blanche, pourtant considéré comme un expert reconnu, s’est complètement laissé berner, avec moi ça ne prend pas ! À croire que ces psychiatres ont pour seul objectif de faire passer tous ces accusés pour irresponsables. Eh toi ! Cherche pas à nous embrouiller avec tes formules à la noix ! Je te préviens, ça va pas nous abuser longtemps, on en a vu d’autres et c’est pas toi qui vas nous plonger dans la nuit du tombeau ! D’ailleurs on a des témoins qui t’ont entendu l’autre jour dans la guinguette… ah zut, quel est son nom déjà… ça va me revenir… celle connue pour sa façade avec de…

— …la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

— C’est ça, ben tu vois quand tu veux. Bref, des témoins qui t’ont clairement entendu dire : « Rends-moi la fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé. Mon front est rouge encor du baiser de la Reine. » Si c’est pas une forme d’aveu ça ! Et le fait d’être resté caché sous terre plusieurs jours alors que tu te savais recherché…

— J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène.

— Drôle de façon de parler des égouts, mais après tout si ça t’amuse ! Et libre à toi de prendre les rats pour des sirènes… Encore une de tes chimères ! Pourquoi pas, tant qu’on est à inventer des monstres, avoir vu un geai, rare narval ? Bon, mais revenons plutôt à du concret : si tu nous disais quelque chose sur la mitraillette qu’on a trouvée à côté de toi planquée dans un étui à violon — pas très original, soit dit entre nous —, tu vas peut-être nous raconter que c’était pour donner un concert aux taupes ?

— Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée.

— Ah ça suffit ! Je ne sais pas ce qui me retient de t’en coller une, tu commences vraiment à m’exaspérer avec tes grands airs. Parce que tu crois peut-être qu’on ignore que c’était toi qui tirait les ficelles dans le fameux scandale du bordel « Les filles du feu » ? — Tout un programme en somme !

— Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Cette ironie n’est guère du goût de l’inspecteur qui ne peut s’empêcher d’exploser :

— C’est ça, continue à faire le malin ! Mais un type qui tour à tour se prétend Amour ou Phébus … Lusignan ou Biron — sans compter sans doute d’autres identités qu’on ne connaît pas encore — tu ne vas pas me faire croire que ça cache pas quelque chose de louche !

Le commissaire s’était donné au départ quatorze heures pour faire craquer celui qu’en raison de ses accès de folie meurtrière on surnomme dans le milieu le « Dr. varan déréglé ». Par défi, l’inspecteur avait même programmé un réveil, de sorte qu’à la fin de cette période il aurait sonné. Ce délai est bientôt épuisé mais lui ne l’est pas moins. À sa mine déconfite et harassée on peut se demander qui finalement dans cette histoire est désespéré. Paradoxalement, le policier l’est peut-être davantage que son interlocuteur qui pourtant s’estime volontiers malheureux et déshérité.

— Allez, j’en ai assez, reconduisez-moi ce type dans sa cellule, mais gardez bien un œil sur lui, car il a déjà tenté à deux reprises de se suicider et même que dans son langage il s’est vanté d’en avoir réchappé : « j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron ».

On aurait l’air malin si on le retrouvait pendu à la grille. »


© Marc Parayre – 2022