André a affreusement mal aux dents. Son moral est au plus bas. Il va chez le dentiste. Le dentiste le soigne. Après quelques jours de souffrance, André est guéri. Il est heureux.
Bernard a affreusement mal aux dents. Son moral est au plus bas. Il va chez le dentiste. Le dentiste lui dit : « Vous avez une maladie très rare, le syndrome d'Oméga. Vous n'aurez pas toujours aussi mal, mais vous aurez de plus en plus de difficulté à ouvrir la bouche. Un jour vous ne pourrez plus du tout parler ni manger de nourriture solide. Il n'y a pas de traitement, je ne peux rien pour vous. Désolé. Au revoir. »
C'est un choc terrible pour Bernard. Il est complètement déprimé pendant plusieurs mois. Il songe même à mettre fin à ses jours. Mais petit à petit il commence à accepter sa situation et à s'y adapter. Il s'achète un robot perfectionné pour mixer sa nourriture. Il commence à apprendre la langue des signes pour être prêt le jour où il ne pourra plus parler. Il apprend des techniques pour mieux supporter la douleur. Il sait que cette maladie ne le lâchera pas, qu'elle fait partie de lui. Il commence à en parler à ses amis comme de n'importe quel autre aspect de sa vie. Certains de ses amis le laissent tomber quand ils apprennent ce qui lui arrive, mais la plupart se mettent en quatre pour l'aider quand il a besoin d'eux.
Il adhère à une association de malades. Cela l'aide beaucoup de savoir qu'il n'est pas le seul dans son cas et de pouvoir parler avec des gens qui partagent les mêmes difficultés. Ensemble, ils agissent pour soutenir la recherche médicale afin que le syndrome d'Oméga ne menace plus les générations à venir. Bernard se porte volontaire pour tester de nouveaux traitements expérimentaux. Ce faisant, il songe surtout à ses enfants, même s'il garde toujours enfoui en lui l'espoir de pouvoir guérir un jour.
Bernard est heureux. Peut-être pas tout à fait aussi heureux qu'André, mais heureux tout de même. Et parfois beaucoup plus heureux qu'André, qui comme tout le monde a bien d'autres problèmes dans la vie.
Christian a affreusement mal aux dents. Son dentiste lui dit : « Vous avez le syndrome d'Oméga. Il n'y a pas de traitement pour le moment, mais la recherche progresse. On trouvera sûrement un traitement bientôt. Peut-être dans cinq ans, peut-être dix, peut-être cinquante, mais on trouvera forcément. »
Christian est inquiet, mais plein d'espoir. Au fond de lui, il est persuadé qu'on trouvera un traitement dans moins de cinq ans. Il s'abonne à toutes les grandes revues d'odontologie, il assiste aux congrès internationaux. Il voit que la recherche avance, lentement mais sûrement. Très lentement, à vrai dire.
Christian sait que son état n'est que provisoire. Il ne s'achète pas de matériel, il refuse toute assistance, toute rééducation. Il ne parle jamais de sa maladie. Il refuse de rencontrer d'autres patients, surtout ceux dont la maladie est plus avancée que la sienne. Il sait qu'il n'arrivera jamais à ces stades avancés.
Le temps passe, et aucun traitement n'est en vue. Christian est de plus en plus déprimé. Ses amis remarquent que son humeur se dégrade, mais ils ne savent absolument pas pourquoi, et ils l'abandonnent l'un après l'autre. Sa femme ne supporte plus les difficultés quotidiennes causées par sa maladie et qu'il refuse d'essayer de résoudre. Cela devient le sujet de disputes continuelles, jusqu'à ce qu'elle en ait assez et le quitte.
Quarante ans plus tard, les enfants de feu Christian sont heureux d'apprendre qu'un vaccin contre le syndrome d'Oméga vient d'obtenir l'autorisation de mise sur le marché. Ils regrettent seulement que ce ne soit pas arrivé assez tôt pour épargner trente ans de souffrance à leur père.
Daniel a affreusement mal aux dents. Son dentiste diagnostique un syndrome d'Oméga. Le dentiste de Daniel a l'esprit large. Il lui dit : « Il n'y a pas de traitement "officiel", mais certains traitements "parallèles" semblent réussir assez bien. Pourquoi ne pas les essayer ? Vous n'avez rien à perdre. »
Daniel fait un tour à la bibliothèque municipale, dans une boutique de diététique et dans une librairie ésotérique. Il essaye toutes les thérapies possibles. Il essaye l'acupuncture, l'homéopathie, l'électrothérapie, les vitamines, la musicothérapie, les oligo-éléments, la radiothérapie, la méditation, et une douzaine d'autres. Et beaucoup de ces traitements donnent des résultats positifs. Selon les propres estimations de Daniel, il parvient à ralentir la progression de sa maladie de 3%. Encouragé par ce qu'il considère comme un succès, Daniel est persuadé qu'il finira par trouver un traitement radical. Il poursuit sa quête.
Vingt ans plus tard, Daniel contemple le chemin parcouru. Tandis qu'il dépensait tout son temps et son argent à la recherche d'un traitement, sa maladie continuait à progresser. Il l'a toujours considérée comme un ennemi à abattre, et non pas comme une partie de lui-même avec laquelle il fallait vivre. Il n'a jamais cherché à la connaître vraiment, à trouver des compromis avec elle, encore moins à s'en faire une amie. Mais à l'heure même où il célébrait chaque infime victoire, l'ennemi s'infiltrait silencieusement dans la place. Et maintenant, Daniel doit bien admettre qu'il a perdu la guerre. Il ne peut presque plus parler ni manger. Et toutes les adaptations qu'il doit trouver, les techniques qu'il doit apprendre, son image de soi qu'il doit modifier, tout cela aurait été tellement plus facile vingt ans plus tôt, quand il était jeune et plein d'espoir. Après vingt ans de lutte pour une cause perdue, Daniel n'a plus d'énergie. Il se sent très déprimé.
Daniel retourne chez son dentiste.
« Pourquoi m'avez-vous conseillé d'essayer toutes ces médecines parallèles ?
– Que pouvais-je faire d'autre ? Évidemment j'aurais préféré vous guérir, mais je ne le pouvais pas. Il vaut toujours mieux un traitement pratiquement inefficace que pas de traitement du tout.
– Pourquoi ?
– Voyons, c'est le simple bon sens.
– Votre bon sens a causé ma ruine et ma dépression. Merci beaucoup. Au revoir. »
Daniel s'en va.
Le dentiste est un homme intelligent. Il réfléchit au problème. Il repense à ce qu'il a appris pendant ses études. Il a appris à guérir des centaines de maladies, des plus bénignes aux mortelles. Il peut en guérir certaines totalement, d'autres en partie seulement. Il ne s'est jamais demandé pourquoi il faisait cela. Il est évident qu'une personne en bonne santé est plus heureuse qu'une personne malade, donc un patient à moitié guéri est 50% plus heureux. Et un patient guéri à 3% est 3% plus heureux. C'est le simple bon sens. Mais le bon sens nous dit aussi que la Terre est plate. Et voilà que Daniel vient lui suggérer qu'il vaut parfois mieux pas de traitement du tout qu'un traitement partiellement efficace.
Le dentiste continue à réfléchir. Quand il a suggéré ces traitements parallèles, il savait qu'ils étaient peu ou pas efficaces. Est-il éthiquement acceptable de recommander un traitement inefficace ? Oui, lui a-t-on appris, à deux conditions : qu'il n'existe pas de traitement efficace reconnu, et que celui qu'on suggère n'ait pas d'effets secondaires néfastes. L'acupuncture, l'homéopathie et les autres n'ont pas d'effets secondaires. Enfin, pas d'effets secondaires physiologiques. Qu'en est-il des effets secondaires psychologiques ? Il est clair que ces traitements ont compromis la capacité de Daniel à accepter son état et à s'y adapter. En ce sens, ils ont ajouté des difficultés et des souffrances à celles causées par la maladie elle-même. Non, tout compte fait, laisser croire à Daniel qu'il pourrait soigner une maladie incurable n'était pas éthiquement acceptable.
Le dentiste de Daniel enseigne maintenant dans une université réputée. Il est chargé d'un cours intitulé « Maladies incurables ». Avant qu'il ne le prenne en charge, ce cours se résumait à une longue liste de noms tous marqués en rouge des mots « PAS DE TRAITEMENT ». Dans sa forme actuelle, le cours s'articule autour de débats avec des médecins, des psychologues, des travailleurs sociaux et, surtout, des patients. Beaucoup de patients. Les étudiants l'adorent.
Article paru dans la
Revue de Psychologie de la Motivation, numéro 24,
deuxième semestre 1997, pages 119-122.
Une version antérieure est parue dans
Le
Rétino, revue de l'Association
Retina France.
Nicolas Graner, 1997, Licence Art Libre