J'ai fait ça hier soir pour la première fois.
J'étais vraiment très ému. J'y pensais depuis des mois, et je savais que ça se passerait vers ce moment-là, mais quand ça arrive vraiment... ce n'est pas pareil !
Je m'y étais longuement préparé. Je veux dire, psychologiquement. Je savais que je pouvais le faire. Mais on ne sait jamais ce qui peut se passer à la dernière minute. On risque toujours de se dégonfler. Tant qu'on ne l'a pas fait, on ne l'a pas fait.
J'avais lu pas mal de choses sur la technique, ce qu'on doit faire ou ne pas faire, etc. Je savais à peu près à quoi m'attendre. Mais ce n'est jamais pareil quand on le fait soi-même. Ces choses-là, ça ne s'explique pas par écrit.
Je savais aussi que ça ne serait pas parfait du premier coup. Mais je m'en suis bien sorti. Pas extraordinaire, mais correct. En tout cas, ça ne m'a pas fait de mal. Je ne peux pas dire que ça m'ait donné du plaisir, mais enfin... disons une sorte d'excitation. Des sensations que je n'avais jamais éprouvées auparavant.
J'avais soigneusement choisi l'endroit et l'heure, bien entendu. Ça s'est passé dans la rue, pas loin de chez moi, à dix heures du soir. La nuit était très noire, c'était parfait. Il y avait des travaux sur ce trottoir et tous les lampadaires étaient éteints. Je ne voulais pas qu'on me voie. En tout cas, pas la première fois. Je sais que quand j'aurai plus l'habitude ça ne me gênera plus. Je sais que les gens qui le font souvent le font même en plein jour. Très peu pour moi. Pas encore. Pas la première fois.
Je savais bien qu'on aurait pu me surprendre à tout moment. Je m'étais préparé à cette éventualité. Je savais quoi dire, comment m'expliquer. Mais je suis quand même content que ça ne soit pas arrivé. Une autre fois, peut-être.
J'ai aussi pris un risque en choisissant une rue près de chez moi. Quelqu'un qui me connaissait aurait pu me voir. Plutôt gênant. Et le lendemain ! « Tiens, je t'ai vu faire ça hier soir ! » Aïe aïe aïe, rien que d'y penser... Mais il fallait bien que je me lance. Et je voulais le faire dans un endroit que je connaissais bien, où je me sentais à l'aise. Je voulais être le plus détendu possible, pour ma première fois. C'est dur d'être détendu dans un endroit qu'on ne connaît pas, surtout la nuit.
Je sais que je le referai. Tôt ou tard, peut-être ce soir, peut-être dans un mois. Quand on l'a fait une fois, on ne peut plus faire comme si rien ne s'était passé. On n'est plus tout à fait le même. Je fais partie d'une sorte de communauté maintenant. Je partage quelque chose avec tous ceux qui l'ont fait avant moi. Je peux en parler, je peux m'en vanter. Et forcément, un jour ou l'autre, je voudrai le refaire. Et le refaire mieux. Je suis sûr que beaucoup d'entre vous comprennent ce que je veux dire. Tant de gens, depuis qu'ils l'ont fait une fois, ne peuvent plus s'en passer.
Bon, allez, assez bavardé. Je sais bien que ma vie privée n'intéresse personne. Mais j'avais vraiment besoin d'en parler à quelqu'un. C'est tombé sur vous. Enfin voilà, c'est tout ce que j'avais à dire. J'ai fait ça hier soir pour la première fois.
Hier soir, j'ai utilisé une canne blanche.
Voir la version originale en anglais.
Nicolas Graner, 1994, Licence Art Libre