Lorsque l'on rédige un texte à l'aide d'un ordinateur en utilisant une police de caractères de largeur constante, comme c'est souvent le cas pour le courrier électronique, on s'aperçoit parfois que les dernières lignes que l'on vient de taper se trouvent par hasard avoir toutes le même nombre de caractères et sont donc alignées le long de la marge droite. Il est alors tentant de chercher à préserver cette propriété dans la suite du texte, quitte à modifier légèrement les mots ou la ponctuation que l'on prévoyait d'utiliser. C'est ainsi que beaucoup de gens ont découvert — ou inventé — la contrainte que j'ai baptisée « lignes isocèles » (voir Sur un pied d'égalité pour l'explication de ce nom). On parle parfois aussi de lignes « auto-justifiées », puisque contrairement aux lignes ordinaires il n'y a pas besoin d'y insérer d'espaces supplémentaires entre les mots pour les justifier (aligner le texte à droite et à gauche). En anglais certains parlent de « Rectilinear Poetry » (poésie rectiligne).
Le maître incontestable de cet art était à mon avis Michael S. Hart, créateur et directeur du Projet Gutenberg. Tous les messages qu'il envoyait, que ce soient de courtes notes informelles ou des articles détaillés et élaborés, étaient écrits en respectant cette contrainte, qui semblait ne lui demander aucun effort. Michael était très attentif à la lisibilité des « e-textes » (textes électroniques) et considèrait que le soin que les typographes apportent à la pagination (positionnement des sauts de pages pour éviter de laisser une ligne isolée en début ou fin de page) devait être complété par un souci de margination (positionnement des fins de lignes évitant les césures de mots et les mots isolés en début ou fin de ligne). L'écriture de lignes isocèles incarne l'idéal de la margination.
L'obsession des lignes de même longueur peut avoir des conséquences néfastes si l'on en croit ce dessin de xkcd (en anglais).
Gilles Esposito-Farèse a envoyé sur la liste oulipo un excellent « mode d'emploi » de cette contrainte, où son humour et son habileté technique se mêlent avec bonheur. Je le reproduis ici avec son autorisation. Comme tous les textes respectant cette contrainte, celui-ci doit normalement s'afficher avec des caractères de largeur fixe afin de mettre en évidence l'alignement de la marge droite.
Nicolas Graner, grand expert en la matiere, utilise l'expression "lignes isoceles" pour designer une contrainte fort esthetique sur un ecran d'ordinateur : se debrouiller pour que la marge de droite soit justifiee (avec une police de caracteres non-proportionnels bien-entendu). Cette contrainte se remarque tres rapidement par ecrit, mais elle est de la plus grande discretion possible au cours d'une lecture a haute voix. Bien qu'elle se situe plutot du cote des contraintes douces -voire molles-, sa difficulte croit lorsque la taille des lignes diminue, mais cela n'a pas empeche Nicolas de descendre autour des trente caracteres par ligne sans le moindre effort apparent. Recemment, Stephane Susana (connu pour sa maitrise es palindromes) m'a suggere d'ecrire une sorte de mode d'emploi de cette contrainte. Je ne crois pas savoir toutes les astuces de cet "art" minimal, et je vous invite donc a completer mon message en envoyant sur la liste toutes vos idees a ce propos. Nicolas et Stephane pourront par exemple nous faire part de leurs reflexions (de preference en respectant ladite regle), ainsi que Patrick Flandrin, qui nous a deja offert plusieurs reussites dans ce domaine. Le but de ce message est donc d'etablir une sorte de catalogue des petites "tricheries" qui aident a l'ecriture de lignes isoceles. Vous remarquerez par exemple la presence de guillemets dans la phrase ci-dessus, malgre leur relative inutilite. La ponctuation est aussi extremement utile, car une parenthese ou une virgule bien placees peuvent fournir un caractere manquant facilement, ou encore etre supprimees sans dommage pour gagner de la place. Bien-sur, la technique principale consiste a jouer sur les synonymes de facon a obtenir le bon nombre de caracteres. Cela n'est pas sans rappeler le travail du poete -ou plutot du rimailleur- pour atteindre le nombre de syllabes choisi. Une interversion de proposition relative, ou plus simplement de sujet ou de verbe, s'avere tres pratique dans certains cas. Mais tout cela n'est pas encore a classer dans la "tricherie", et je passe maintenant aux veritables impostures. L'une des plus amusantes, donc vraiment peu critiquable, consiste a introduire un petit "dessin" pour completer une ligne. Ils sont souvent appeles "smileys" en Anglais, voire "emoticons" dans le jargon informatique des Etats-Unis. Les plus connus sont le sourire :-) , le clin d'oeil ;-) , et la gueule :-( [mais je suis sur que vous en connaissez un grand nombre]. Bref, vous voyez l'idee. ;-) Il est deja plus blamable de rajouter quand on en a besoin des blancs autour des signes de ponctuation. Mais le simple remplacement d'un point final par une exclamation ou une suspension peut resoudre bien des problemes sans le moindre effort. En effet, il suffit de se souvenir des regles typographiques du Francais pour allonger une ligne d'un blanc puisque les exclamations s'ecrivent ainsi ! Vous comprenez pourquoi je n'insiste pas... Mais voila` maintenant mon astuce preferee, bien qu'elle soit de la ve'ritable arnaque. Comme vous l'avez remarque, je n'ai pas mis d'accents dans ce message, donc on peut les rajouter quand on veut a` co^te des lettres pour comple'ter les lignes re'calcitrantes. C'est lamentable, mais ca marche tres bien, vous verrez ! Je n'ose me^me pas mentionner la fourberie la plus honteuse, consistant a laisser trainer des fautes d'orthographe ou de frappe, en esperant qu'on les houbliera. Eh bien ce message est termine, et j'espere ne pas vous avoir trop ennuye. Je suis sur que vous connaissiez tout cela, mais j'ai tout-de-meme eu du plaisir a vous etaler ma Science du chique'. Certes, j'aurais eu plus de merite a ecrire ce laius en me privant de E ou d'une autre lettre mais ce sera pour une autre fois, o^ mes chers amis. Malheureusement, je me rends compte que la longueur de ma premiere ligne etait henaurme, donc la fin de ce message risque de nous prendre encore quelques minutes. Le plus grave est que je n'ai plus rien a vous dire donc ca commence a etre tres penible. Je vous prie de me pardonner de ces delayages indignes de notre celebre liste oulipo. Et en plus ce que je suis en train de dactylographier est infiniment plus aise' que la contrainte de la "boule de neige" chere a Perec et a l'OuLiPo. Ca aura eu l'avantage de me l'apprendre, car je ne l'ai jamais essaye auparavant ! Les ultimes paroles se preparent soudain. Ca sent la fin et je vise Gef :) .
Nicolas Graner, 1998, Licence Art Libre