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Personne n'a compris le sonnet hermétique El Desdichado jusqu'à aujourd'hui. J'en propose enfin la seule interprétation vraie et complète. Qu'on pardonne le désordre de ces notes hâtivement jetées sur l'écran, mais il est de mon devoir d'en faire part à la communauté des lettrés qui fréquentent ce site. Cela fait des années que je rumine ce sonnet, avec bien d'autres spécialistes (plus ou moins fantaisistes, il est vrai), mais l'illumination m'est venue d'un coup à propos d'un mot, et le reste de ma lecture n'a été qu'une suite de confirmations éclatantes de cette hypothèse.
Tout part de l'interprétation du mot « SUIS » dans l'incipit « JE SUIS ». On a toujours pensé qu'il s'agissait de la première personne du présent de l'indicatif du verbe « être ». Grave erreur : c'est celle du verbe « suivre » (to follow). Il faut comprendre : « Je suivais le ténébreux », et non « C'est moi qui suis [qui est] le ténébreux ». Décentrement radical. Ce n'est pas le ténébreux qui parle, c'est celui qui le suit. Et qui est-ce qui peut le suivre, sinon un animal, emblème de la fidélité, à savoir son chien.
Dans ce sonnet, ce n'est donc pas le chevalier qui parle, mais son chien.
Selon une convention poétique, le poète l'a doué de la parole. Il dit, ce chien, qu'il SUIT à la trace son maître, qu'il marche derrière le cheval monté par un chevalier qu'on surnomme « le ténébreux, le veuf, l'inconsolé », parce qu'il est triste d'avoir perdu sa femme. Le deuxième vers nous apprend que c'est un prince d'Aquitaine, qui porte sur son blason une tour à moitié démolie (« abolie »), le reste de la demeure de ses ancêtres.
« Ma seule étoile est morte », dit ce chien, et là tout s'éclaire, c'est le cas de le dire : il fait allusion à l'étoile qui ouvre une période de l'année fatale aux chiens et de ce fait appelée la canicule. Cette étoile est donc Sirius, qui ouvre ce moment de l'été où les chiens ont soif, tirent la langue, attrapent la rage et la communiquent (cf. les travaux des folkloristes depuis Pline l'Ancien, et le livre de Marcel Detienne sur les jardins d'Adonis et les aromates). « Ma seule étoile est morte » veut dire : « la canicule est finie ».
« Et mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie ». Non, ce chien n'est pas un animal musicien, un chien de cirque ou un chien troubadour. Comme le destrier, il est revêtu d'un caparaçon : c'est un paletot décoré d'un luth, avec des motifs en forme d'étoiles, et un grand soleil noir, symbole de la Mélancolie. Pourquoi la Mélancolie ? Parce que le chien est l'animal mélancolique par excellence. (On le trouve roulé en boule au pied de l'Ange dans la Melancolia II de Dürer : cf. l'interprétation dans Saturne et la Mélancolie de Klibansky, Panosky et Saxl, et d'autres articles de l'école de Warburg.)
Passons au second quatrain. « Dans la nuit du tombeau » : c'est un chien mort, et il parle d'outre-tombe, comme dans certaines épitaphes antiques. Il dit qu'il a suivi son maître dans la tombe. Il est enterré avec lui, et il est figuré au pied du gisant : symbole médiéval de la fidélité par delà la mort, comme on peut le voir dans les cryptes des cathédrales.
Il s'adresse à son maître, avec qui il cohabite pour le reste de l'éternité, d'une façon touchante : « toi qui m'as consolé », par quoi il veut dire « toi qui m'as caressé, toi qui m'as parlé gentiment ».
Il demande alors à son maître de lui faire revoir les paysages où il courait lorsqu'il l'accompagnait dans les guerres en Italie. « Rends-moi le Pausilippe » : ce chien montait et redescendait sans cesse la pente de ce mont, juste pour jouer. « La mer d'Italie » : il aimait à s'ébrouer dans son eau tiède, en allant chercher le galet que son maître lançait en lui criant : « va chercher ! ».
« La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé » ? Son nom est évident, c'est celle de l'églantier, appelé aussi sorbier rouge, gratte-cul, rosier des chiens, rosa canina, cynorrhodon, dog rose, Hunds-Rose, car c'est un antidote de la rage des chiens (cf. encore Pline l'Ancien ou les compilations des folkloristes modernes comme celle de Paul Sébillot).
D'ailleurs cette rose se retrouve au vers suivant : « Et la treille où le pampre à la rose s'allie ». Pourquoi ce goût pour la treille ? Un chien, même s'il a soif, n'a pas le défaut humain, trop humain de s'enivrer du jus de cette plante. Non : c'est parce qu'il aimait courir à travers les vignes et, de temps en temps, lever la patte pour pisser sur les pieds de vigne, comme le ferait un chien citadin au pied des réverbères (qu'on me passe cet anachronisme).
Au tercet suivant, ce chien s'interroge : « Suis-je Amour ou Phébus ? Lusignan ou Biron ? » Ici encore l'évidence est aveuglante : ce sont les différents petits noms que ses maîtres ont pu lui donner. La femme du chevalier l'a appelé « Amour » car c'était un amour de chien. Son maître, féru du traité de la chasse de Gaston Phébus, l'a appelé « Phébus » car c'est un chien de chasse. « Lusignan » doit être un sobriquet que le chevalier a employé pour se moquer d'une grande famille noble rivale. Et « Biron », parce que c'est un nom tiré d'une chanson (« Quand Biron voulut danser »), comme on a tiré « Médor » du poème de l'Arioste, l'Orlando Furioso. L'interprétation à quoi certains seraient tentés, selon laquelle « biron » est une coquille pour « bichon » ne tient pas : ce chien est un chien de chasse et un chien de guerre, mâtin !
« Mon front est rouge encor du baiser de la reine » : la Reine elle-même m'a pris dans ses bras, se souvient le chien du chevalier, et elle a déposé un baiser sur mon front, et même sur mon museau. à la suite de quoi mon front a rougi (sous mon poil).
« J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène » : pourquoi se retrouve-t-il dans une grotte ? Parce que le chien aime aller fouir et s'enfouir dans les trous, les terriers, les cavités. La sirène qui nage, par son odeur — mi-odor di femina, mi-odeur de poisson frais — le rend fou de désir. Ah ! pour être chien, on n'en est pas moins homme. Nous autres chiens, nous éprouvons envers les femelles d'homme de certaines attirances physiques plus fortes que leurs propres mâles, à cause de notre hypersensibilité aux effluves corporels. Quels souvenirs recèlent ces deux vers !
Dernier tercet : n'oublions pas que le chien qui parle est un chien qui est mort. Il nous narre alors son voyage dans cet ultime terrier : les enfers.
Quand il se vante : « Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron », on comprend qu'il l'a traversé à la nage, bien sûr ! comme un terre-neuve. Il est aussi possible qu'il se prenne pour Cerbère, qui est le modèle des chiens de garde.
Et de nouveau l'allusion à la musique : « Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée ». Non, nous dit-il, je n'avais pas de lyre avec moi, et cet instrument n'était pas brodé comme le luth sur mon paletot (que j'avais d'ailleurs enlevé pour nager), mais c'est une image poétique : la lyre d'Orphée signifie « les cordes vocales ». Donc sur mes cordes vocales je modulais « les soupirs de la sainte et les cris de la fée ». J'entends par là tantôt les gémissements de l'épouse de mon maître, « la sainte », qui était toujours à se plaindre de son absence, — et tantôt les hurlements de la maîtresse de mon maître, « la fée » (celle qu'il appelait sa Morgane, et qui poussait des hurlements joyeux la nuit, ce qui me réveillait quand j'essayais de dormir sous leur lit).
Voilà, tout s'explique parfaitement. Quant au titre du sonnet, c'est bien à moi qu'il se rapporte : mon maître est mort, je suis donc un chien « déshérité », je me suis d'ailleurs laissé mourir sur sa tombe.
JE SUIS, tout dérive de là... oui, je suis, c'est moi qui suis, je suis ce chien. GRR, que les contradicteurs ne pointent pas le bout de leur nez, ou je le mords ! Arf ! Ouaf ! Ouaf !
En guise de signature, « sur la page / où je jappe », pourrais-je dire en m'autocitant, j'ai laissé l'empreinte de ma papatte.
© Alain Chevrier – 2003