Date: | Mardi 24 Novembre 1998 |
De: | Nicolas Graner |
À: | Groupe de discussion sur les dégénérescences rétiniennes |
Objet: | ma canne, ma force |
J'utilise une canne pour me déplacer la nuit. Elle a changé ma vie. Réellement.
Je ne cherche pas à convaincre qui que ce soit. Nous sommes tous différents, nous avons tous des besoins et des désirs différents. Il y a cinquante raisons d'utiliser une canne, des bonnes et des mauvaises. Et il y a cinquante raisons de ne pas en utiliser, des bonnes et des mauvaises.
Je voudrais seulement corriger une erreur de jugement que j'ai vu exprimer plusieurs fois sur cette liste. Pour certains, prendre la canne serait un aveu de faiblesse. Ce serait renoncer, abdiquer devant la maladie.
C'est tout le contraire. Prendre la canne, pour celui qui en a besoin, est une démonstration de force. C'est prendre les armes. C'est actuellement presque notre seule arme contre la RP, et elle est terriblement efficace.
Michel a dit avec justesse que nous devions négocier avec la maladie. Mais c'est une négociation âpre, dure, sans merci. Chacun se doit d'y marquer des points. La maladie, si elle gagne, peut nous anéantir. Nous ne pouvons pas la tuer complètement, mais nous pouvons l'écraser, la rendre inoffensive. Et la canne, si on la sort au bon moment, nous y aidera.
Quand je heurte un poteau et m'écorche le tibia, ma RP a marqué un point. Quand je me heurte le front et m'y fais une telle marque que tout le monde me demande ce qui m'est arrivé, elle remporte un jeu. Mais chaque fois que ma canne touche un poteau et me permet de le contourner sans dommage, c'est moi qui marque un point, et ma RP régresse. Depuis quatre ans que j'ai ma canne, ma RP n'a pas marqué un seul point de cette manière - sauf de rares fois où je n'avais pas voulu la sortir. C'est moi qui ai remporté ce set.
Quand j'ai envie d'aller quelque part le soir mais que je reste chez moi parce que je n'aime pas marcher dehors la nuit, ma RP marque un point. Certaines personnes, peu à peu, renoncent à toute activité extra-professionnelle pour cette raison. Elles concèdent un set, un set important. En prenant la canne qui permet de retrouver confiance la nuit, on reprend l'avantage sur la maladie.
Quand je marche lentement, je trébuche, je me fais dépasser et bousculer par d'autres gens ; quand ces gens me prennent pour un simple d'esprit, un drogué ou un ivrogne parce que je marche d'une façon curieuse, j'entends ma RP qui ricane dans mon dos. Elle a marqué un point. Quand armé de ma canne je serpente rapidement sur un trottoir encombré, dépassant certains « bien-voyants », me glissant dans l'espace que me dégagent les autres, quand les gens qui me croisent admirent ma dextérité ou, encore mieux, quand ils ne me prêtent aucune attention, c'est moi qui suis gagnant. Je foule aux pieds mon adversaire.
Chaque fois que je renonce à quelque chose, ou que je ne le fais pas aussi bien que je voudrais, c'est la RP qui marque. Chaque fois que je fais la même chose que j'aurais faite sans la maladie, c'est moi qui ai gagné. Je gagne quelle que soit la façon dont je m'y prends pour atteindre mon but, ce qui compte c'est que je n'ai pas changé le but. La canne me permet de changer de moyens sans changer de but.
Je peux perdre le match. Un jour, en traversant la rue, un automobiliste croira que je l'ai vu et ne s'arrêtera pas. Ou un autre jour, miné, déprimé par une série d'échecs, je mettrai fin à mes jours. C'est arrivé à d'autres, cela peut m'arriver. La RP est parfois fatale, même si les médecins ne la classent pas parmi les maladies mortelles. Mais je peux aussi gagner le match. Si je continue à marquer des points, à gagner des jeux, à remporter des sets, jusqu'au bout, jusqu'à ce que ma vie atteigne son terme normal ; si ce n'est pas la RP qui est cause de ce terme ; alors j'aurai gagné la partie.
Nicolas Graner, 1998, Licence Art Libre