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Je suis bien, mal et non voyant

Date: Dimanche 5 Mars 2000
De: Nicolas Graner
À: Groupe de discussion sur les dégénérescences rétiniennes
Objet: je suis bien, mal et non voyant

La discussion des couleurs de cannes m'a rappelé d'anciennes réflexions sur la notion de personne malvoyante ou non-voyante. Je suis convaincu qu'il ne faut pas raisonner seulement en termes de personnes, mais en termes de tâches et de situations. Une même personne peut être parfois bien voyante, parfois mal voyante et parfois non voyante, selon ce qu'elle cherche à faire et la façon dont elle le fait. Je propose les définitions suivantes :

  1. une personne effectuant une certaine tâche dans une situation donnée est *bien voyante* si elle utilise toutes les informations visuelles disponibles et ces informations lui suffisent à accomplir cette tâche.
  2. une personne effectuant une certaine tâche dans une situation donnée est *mal voyante* si elle n'utilise qu'une partie des informations visuelles disponibles, et si elle doit les compléter par d'autres informations (provenant d'autres sens ou de ses connaissances préalables) ou les renforcer par des aides techniques (par exemple un système optique).
  3. une personne effectuant une certaine tâche dans une situation donnée est *non voyante* si elle n'utilise aucune information visuelle.

Par exemple, je peux très bien passer trois fois dans la même rue au cours d'une journée :

Et pourtant dans ces trois situations je reste la même « personne malvoyante » munie de la même carte d'invalidité et autorisée à utiliser la même canne. Cependant, la première fois la canne restera pliée dans mon sac ; la deuxième fois je la sortirai peut-être mais les passants seront surpris de voir ce « porteur de canne » contourner certains obstacles à distance ; et la troisième fois je la sortirai sans hésiter car je ne suis pas suicidaire.

Mais ce n'est pas qu'une question d'éclairage. Si je cherche une pièce de 5F dans mon porte-monnaie, je la cherche à tâtons, car je sais qu'elle est facile à reconnaître au toucher et que ce sera plus rapide et plus sûr que de regarder. Dans ce cas, je choisis volontairement de fonctionner en non voyant. Si je veux une pièce de 10F, je la cherche à tâtons mais après l'avoir sortie je contrôle visuellement car je sais qu'il m'arrive de les confondre avec les 1F : c'est une stratégie typique de mal voyant. Enfin, si je cherche un billet de 100F, je le fais avec mes yeux, car les chiffres y sont bien visibles mais mes mains ne savent pas le reconnaître d'un 200F. Contrairement à l'exemple précédent, ici la situation est la même dans les trois cas mais c'est la tâche à effectuer qui détermine si je suis bien, mal ou non voyant.

Cette variété de comportements n'est pas propre à nous autres malvoyants. Prenez n'importe quelle personne bien voyante qui se déplace dans sa propre maison où elle habite depuis longtemps. Elle a si bien intégré les distances entre les portes, la hauteur des poignées et l'emplacement des interrupteurs que ses mains les trouvent toutes seules, sans qu'elle prenne la peine de regarder. Dans cette situation, la personne est effectivement mal voyante. La preuve en est que si, par exemple, une poignée de porte est cassée, elle s'en apercevra d'abord en la touchant avec la main, alors qu'elle aurait pu s'en rendre compte visuellement, ce qui montre qu'elle n'utilise pas toute l'information visuelle disponible. S'il y a un objet par terre à un endroit habituellement dégagé, cette personne butera dedans, alors qu'elle aurait vu et évité ce même objet dans un endroit qu'elle ne connaît pas.

Donc, de même qu'une personne malvoyante peut parfois fonctionner en tant que non voyante, une personne bien voyante fonctionne parfois comme mal ou non voyante, et pas seulement à cause de mauvaises conditions de visibilité.

Cette prise en compte de la tâche et de la situation m'a aidé à comprendre ce qu'est la perte progressive de la vue dans la RP. Si on cherche seulement à catégoriser les personnes, on est amené à se demander à quel moment on devient mal voyant (« je pensais avoir seulement une mauvaise vision nocturne, mais on vient de me diagnostiquer une RP, donc je suis mal voyant ») ou non voyant (« le jour où je ne verrai plus, je ferai ci ou je penserai ça... »). En fait ce n'est pas la personne qui change, c'est la liste des situations dans lesquelles elle agit en tant que mal ou non voyante. Par exemple, il y a dix ans, j'étais manifestement bien voyant en ce qui concernait la lecture, et non voyant pour les déplacements de nuit. Aujourd'hui je suis mal voyant pour la lecture (je ne lis qu'avec un téléagrandisseur, ou avec des caractères agrandis sur mon écran). Ce n'est pas pour ça que je dois me catégoriser comme « personne malvoyante » et tout faire en fonction de cela, et ça ne m'empêche pas de faire la vaisselle ou de participer à un cours de danse en tant que bien voyant.

Je sais qu'il y aura de plus en plus de tâches que j'effectuerai en tant que non voyant. Aujourd'hui c'est la marche de nuit et la recherche des pièces de 5F, demain ce sera la lecture (vive le braille et la synthèse vocale), après-demain la cuisine... Je sais aussi qu'il n'y aura pas « un jour » où je deviendrai non voyant, seulement le temps que je passe en fonctionnement « non visuel » augmentera progressivement.

Alors, je ne dis pas « quand je serai aveugle, je... ». On ne devient pas aveugle avec la RP, comme on pourrait le devenir en perdant les yeux dans un accident. Je suis simplement en train de modifier la façon dont j'effectue certaines tâches dans certaines situations, pour choisir dans chaque cas la méthode la plus efficace. J'ai commencé vers l'âge de six ans, quand j'ai pris l'habitude de marcher lentement et de tâter le terrain quand j'étais dehors la nuit. Depuis j'ai conservé cette habitude et j'en ai acquis beaucoup d'autres, et je ne suis pas près de m'arrêter.


Nicolas Graner, 2000, Licence Art Libre