Date: | Jeudi 19 avril 2001 |
De: | Nicolas Graner |
À: | Groupe de discussion sur les dégénérescences rétiniennes |
Objet: | pourquoi la canne jaune ? |
Le message d'Alain, après celui de Maudy, me montre une fois de plus que les partisans de la canne jaune n'ont pas su se faire comprendre (mea culpa, entre autres) et qu'il est nécessaire de s'expliquer à nouveau.
La canne jaune N'EST PAS une alternative à la canne blanche. Le but n'est pas de faire en sorte que qui que ce soit qui utilise une canne blanche la peigne en jaune (ils peuvent le faire s'ils le veulent, mais c'est sans grand intérêt). Il n'est donc pas étonnant que les utilisateurs de canne blanche ne voient pas l'intérêt de la canne jaune, et parfois même y soient hostiles : elle n'a effectivement aucun intérêt pour eux.
La canne jaune est une alternative à l'absence de canne. Quand on dit à un malvoyant « utilisez une canne jaune », le mot important n'est pas « jaune », c'est « canne ». On pourrait dire simplement « utilisez une canne ». Le fait de la prendre jaune n'est qu'une suggestion. Cette couleur a un gros avantage, c'est qu'elle ressemble beaucoup au blanc, c'est pour ça qu'elle a été choisie, mais toute autre couleur pourrait être envisagée. Ce n'est vraiment pas le problème. Le problème est de faire en sorte que les gens dont la vie peut être améliorée par le port d'une canne (soit comme outil de locomotion, soit comme signal pour les autres, soit les deux) la prennent.
Evidemment, on peut se demander pourquoi ces personnes ne prendraient pas une canne blanche. Il peut y avoir beaucoup de raisons. Des raisons légales : en France, une personne ayant plus d'un dixième d'acuité en vision centrale peut être condamnée à plusieurs milliers de francs d'amende si elle utilise une canne blanche, quels que soient son champ visuel ou sa vision nocturne par exemple. Des raisons éthiques : la canne blanche étant interprétée par le public comme signe de cécité, en arborer une alors qu'on utilise sa vision peut être ressenti comme une forme de mensonge. Des raisons psychologiques : quand on a une vision utilisable et qu'on sait qu'un jour on ne l'aura plus, on y est attaché, et on ne veut pas forcément en faire son deuil avant de l'avoir perdue. J'en oublie certainement. Bref, tout un tas de bonnes, et parfois de mauvaises, raisons pour lesquelles la canne blanche n'est pas une réponse universelle.
La canne jaune n'est pas un outil de division de la « communauté » des déficients visuels (à supposer qu'une telle communauté existe...), mais au contraire de rapprochement, en faisant de tous les déficients visuels des « porteurs de cannes ». Elle ne sert pas à se distinguer des non-voyants, les porteurs de canne blanche, mais à se distinguer des bien-voyants, les non-porteurs de canne.
Il y a des combats plus importants à mener dites-vous, Maudy et Alain. Bien sûr, et je connais suffisamment l'énergie avec laquelle vous les menez. Personne ne vous demande de vous investir dans celui-ci, qui ne vous concerne pas. Mais il ne faut pas sous-estimer son importance. Vous avez tous deux atteint le moment où vous avez dû renoncer à utiliser votre vision pour tout ou partie de vos activités, et peut-être avez-vous un peu oublié les toutes premières étapes de ce long parcours. Se battre pour la canne jaune, ce n'est pas défendre une couleur. C'est faire savoir au monde qu'il existe des gens qui ne sont ni bien-voyants ni aveugles, que ces gens ont des besoins et des difficultés propres. Il s'agit d'aller chercher ces malvoyants qui se cachent encore dans la population des bien-voyants, car ils croient que le seul moyen d'en sortir est de se faire aveugles, et qui souffrent d'être ainsi pris entre deux mensonges. De leur dire que nous sommes des millions à pouvoir marcher sans aide dans la rue mais à ne pas voir le visage de la personne qui nous parle, ou à lire notre journal sans lunettes mais à renverser l'enfant qui marche devant nous, ou à trouver sans mal le magasin que nous cherchons mais à ne rien voir dans son intérieur mal éclairé... Leur dire que ce n'est pas honteux, qu'on peut le dire, le montrer, l'afficher, solliciter de l'aide quand il le faut et la refuser quand elle est inutile...
Promouvoir la canne jaune, c'est faire exister toute la communauté des déficients visuels dans sa diversité, dépasser les stéréotypes de la cécité. Ce n'est pas refuser la canne blanche, mais la renforcer.
Voici donc les deux raisons pour lesquelles j'ai fait mienne cette cause, après avoir moi aussi été plus que dubitatif la première fois que j'ai entendu parler de canne jaune (cf. les archives de RPlist pour ceux que ça intéresserait). La première est que le monde a grand besoin d'une campagne d'information sur la malvoyance, et que la canne jaune donne l'occasion de mener cette campagne et un symbole auquel elle peut se raccrocher. La seconde est que beaucoup de malvoyants, une fois sortis de l'ombre, ont besoin d'un outil tel que la canne, quelle qu'en soit la couleur, le jaune paraissant un choix raisonnable.
Il y a bien d'autres causes graves qui ont besoin d'être soutenues. Il y a l'intégration scolaire et professionnelle des handicapés. Il y a le financement des chiens-guides... Et des milliers d'autres. Chacun de nous est libre de choisir s'il veut s'atteler à l'une ou l'autre. Mais il faut être prudent avant de critiquer ceux qui font d'autres choix, et plus encore avant de déclarer qu'une cause est plus importante qu'une autre.
OK, je descends de ma caisse à savon, comme disent les anglais.
Nicolas Graner, 2001, Licence Art Libre