Les membres de l'Oulipo baptisent « Moment oulipien » une anecdote, un incident vécu par un ou plusieurs oulipiens et raconté par l'un d'entre eux sous la forme d'une courte nouvelle. La saynète qui suit n'est pas un Moment oulipien puisqu'aucun membre de l'Oulipo n'était présent en personne. Néanmoins un oulipien fameux y joue un rôle qui, pour être muet, n'en est pas moins essentiel, c'est pourquoi je me suis permis de considérer ce moment comme périoulipien. Je précise que tous les événements ici rapportés sont rigoureusement authentiques.
La scène est à la FNAC du Forum des Halles, à Paris, le vendredi 17 octobre 2003 vers 15h.
Un zazou au cou d'une longueur normale, coiffé d'une casquette dépourvue de galon et chaussé de lunettes teintées se dirige vers le rayon de littérature française. Il parcourt les étagères d'une façon quelque peu erratique avant de converger vers celle des auteurs commençant par P. Il s'accroupit et saisit un livre à la couverture blanche ornée d'un large bandeau rouge portant le nom PEREC. Approchant le livre de son nez, il semble en déchiffrer le titre avec quelque peine, puis le repose sur la pile des Penser/Classer. Explorant le reste de l'étagère, il passe rapidement sur les gros W qui s'étalent sur certains souvenirs d'enfance et s'arrête à nouveau sur une couverture blanche. Passant son doigt dessus il semble en reconnaître le titre en relief qui disparaît pourtant dans un blanc sur fond blanc quasi-malévitchien.
Le client ouvre le livre à une page médiane et en approche son nez. Il tourne quelques pages mais semble insatisfait. Il tire une loupe de sa poche et se repenche sur l'ouvrage. Il la braque sur les numéros de pages mais ne trouve manifestement pas ce qu'il y cherche. Après quelques minutes d'effort, il remballe son instrument dioptrique et change de stratégie. Se saisissant de la pile des sept exemplaires que recèle encore l'étagère, il se dirige résolument vers le comptoir où quelques vendeurs dévoués tentent de satisfaire les requêtes d'exigeants clients.
Après quelques minutes de patience au sein d'une brève file d'attente une employée non moins dévouée que ses collègues le salue et lui propose son aide. Le quidam, souriant quoiqu'apparemment quelque peu embarrassé, expose la raison de sa présence.
« J'ai entendu dire que certains de ces livres contiennent une erreur d'impression, et j'aimerais en acheter un. » L'employée manifeste l'intérêt poli d'un iguane à qui l'on s'apprête à expliquer la conjecture de Riemann. « Mais vous comprenez je suis malvoyant et je ne peux pas vérifier moi-même lesquels ont cette faute. » L'intérêt de la vendeuse se hausse au niveau de celui d'un lombric apprenant que les équations du cinquième degré n'ont pas de solutions algébriques. Ne se départissant pas de son professionnalisme irréprochable, elle se fend d'un « Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? » parfaitement réglementaire.
L'énergumène lui tend le premier livre de la pile. Au moment où la dame s'en saisit, le reste de la pile choit et s'étale au sol. Le client confus s'accroupit illico pour la reconstituer, laissant la perplexité grandir dans l'esprit de son interlocutrice provisoirement face à un espace vide.
Bientôt relevé, l'olibrius reprend le fil. « Pourriez-vous l'ouvrir à la page 119 ? » Au bout de quelques secondes, il est gratifié d'un « oui » prononcé avec le chaleureux enthousiasme du condamné à qui l'on demande s'il a bientôt fini sa dernière cigarette. « C'est bien Booz assoupi n'est-ce pas ? » Même réponse, même intonation révélant la même compréhension. « Pourriez-vous me lire le quatrième vers s'il vous plaît ? » « Booz dorme non loin du grain qu'on amassait. » La voix trahit l'intense émotion du yack qui regarde par la fenêtre Srinivasa Aiyangar Ramanujan recherchant les valeurs singulières d'une fonction modulaire du septième ordre. « Il y a bien dorme ? » L'excitation jubilatoire distinctement perceptible dans la voix du questionneur n'éveille aucun écho dans le morne « oui » qui lui répond.
Un téléphone salvateur choisit ce moment pour faire retentir sa sonnerie, empêchant définitivement la dévouée fnaquienne de s'interroger plus avant, à supposer qu'une telle intention ait pu lui traverser le thalamus, sur l'étrangeté du client qui repart à cet instant vers l'étagère des P pour y reposer les six ouvrages qu'il n'a pas l'intention d'acquérir.
Rideau.
On trouvera quelques explications supplémentaires après cette réécriture de El Desdichado.
Nicolas Graner, octobre 2003, Licence Art Libre