Sophismes
« Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous ?
— Je suis le prince d'Aquitaine, et je viens demander réparation pour les nombreux torts que j'ai subis.
— Très bien. Vous devez remplir un dossier et le soumettre à la commission compétente, qui statuera en temps utile.
— Mais c'est beaucoup trop long ! Je suis un pauvre veuf, un malheureux inconsolé, vous ne pouvez pas me faire attendre.22
— Je suis désolé, nous avons beaucoup de dossiers, je ne peux pas m'occuper de chacun individuellement.
— Justement, ce n'est pas seulement pour moi que je suis là. En réclamant mon dû, je défends en même temps la cause de tous les veufs qui ont été spoliés comme moi.24
— Bon, bon, on va voir ça. Qui m'avez-vous dit que vous étiez ? Le prince d'Aquitaine ? Qu'est-ce qui me le prouve ?
— Oh, je suis très connu en Aquitaine. Allez demander là-bas, vous trouverez plein de gens qui vous le confirmeront.21
— Ça ne prouve rien. Pour être prince, il y a des conditions à remplir. Comme d'avoir une tour, par exemple.
— Justement, j'ai une tour ! Je suis donc bien un prince.3 Ou plutôt, j'en avais une. On me l'a abolie, c'est une des nombreuses misères qu'on m'a faites.
— Qu'est-ce qu'on vous a fait d'autre ?
— On a tué toutes mes étoiles.
— Toutes, vraiment ? Vous avez des preuves.
— Bien sûr, regardez : j'ai une étoile avec moi, elle est indiscutablement morte. Vous voyez bien qu'on les a toutes tuées.1
— Admettons. D'autres choses ?
— Oui, il y a mon luth.
— Allons, vous n'avez pas de luth.
— Comment ça, je n'ai pas de luth ?
— Mais non. Vous m'avez dit que vous étiez prince, et veuf. Vous n'avez jamais dit que vous étiez luthiste. Vous n'avez donc pas de luth.11
— Je vous assure que si. J'en joue à l'occasion, pour dissiper ma mélancolie.
— Je n'en crois rien. Un prince est une personne brillante, une sorte de soleil. Un prince mélancolique, c'est comme un soleil noir, ça ne peut pas exister.4
— Oh, mais si. Tenez, l'autre jour, j'étais si désespéré que je voulais mourir. Et il y avait justement là un tombeau grand ouvert dans lequel je n'ai eu qu'à descendre. Cela montre bien que ma mélancolie était prévue dans l'ordre des choses.2
— Pourtant vous n'êtes pas mort, apparemment ?
— Non, pour une fois quelqu'un est venu me consoler et pallier à ma douleur.
— On ne dit pas « pallier à », vous devriez le savoir. Comment voulez-vous que je vous prenne au sérieux si vous ne parlez même pas correctement ?15
— Écoutez, ce n'est pas la question. Je suis venu ici pour qu'on me rende une fleur qui me plaisait beaucoup.
— Vous êtes sûr qu'on vous l'a prise ?
— Bien sûr qu'on me l'a prise, puisque je vous dis qu'il faut me la rendre.18
— Mais si on accepte de vous la rendre, ensuite vous allez demander une treille, et puis un pampre, une rose, et puis, que sais-je... pourquoi pas le Pausilippe, ou même la mer d'Italie ! Il n'y a plus de limites.9
— Il n'y a pas moyen de discuter avec vous. On voit bien que vous n'êtes qu'un petit fonctionnaire borné.7
— Dites donc, faites attention à ce que vous dites ! D'ailleurs, je vous rappelle que vous ne m'avez toujours pas dit votre nom.
— Je ne sais plus très bien si je m'appelle Amour ou Phébus.
— Allons bon, vous voulez dire que les noms n'ont pas d'importance ? Que ça ne sert à rien de savoir comment on s'appelle ? Vos idées sont parfaitement ridicules.10
— Mais je n'ai jamais dit ça, j'ai seulement un trou de mémoire.
— Ce n'est pourtant pas compliqué : est-ce que vous vous appelez Lusignan, oui ou non ? Si vous n'êtes pas Lusignan, vous ne pouvez être que Biron, il n'y a pas trente-six solutions.17
— Il n'y a qu'à demander à la Reine. Elle connaît mon nom, elle, et vous n'allez tout de même pas mettre en doute la parole de la Reine !20
— La Reine vous connaît ?
— Mais oui, elle m'a même donné un baiser. Voyez-vous même, mon front en est encore rouge.
— C'est le baiser de la Reine qui vous a fait cette marque ?
— Assurément. Un jour elle m'a embrassé, et le lendemain en me regardant dans mon miroir j'ai vu que j'étais rouge. C'est donc bien la trace de son baiser.6 Mais si vous ne me croyez pas, vous pouvez demander à la sirène, qui a tout vu.
— Ah, parce qu'il y a aussi une sirène chez vous ?
— Oui, elle vient souvent nager dans ma grotte. Ça vous étonne, mais les sirènes ont toujours vécu auprès des hommes. Tous les peuples premiers ont eu des relations avec elles, comme le prouvent leurs traditions orales.23
— Mais voyons, ce ne sont que des mythes.
— Pas du tout, les sirènes sont bien réelles. D'ailleurs, aucun sceptique n'a jamais pu prouver qu'elles n'existaient pas, c'est donc bien qu'elles existent.12
— Vous avez eu d'autres expériences, disons... non conventionnelles ?
— Eh bien, par exemple, j'ai vaincu l'Achéron. Je ne vous ferai pas l'insulte de vous rappeler où se situe l'Achéron.13
— Euh... non, non... ce n'est pas la peine, bien sûr. Et vous l'avez vraiment vaincu ?
— Franchir un fleuve deux fois, vous n'appelez pas ça en être vainqueur ?16
— Mais pourquoi avez-vous fait ça ?
— Pour aller rencontrer Orphée, le plus merveilleux musicien qui ait jamais existé.
— Vous avez traversé illégalement une frontière sous prétexte d'amour de la musique ! Vous ne valez pas mieux qu'Hitler, qui a annexé l'Autriche pour s'approprier les fameux musiciens viennois.8
— Mais moi je ne suis pas resté. Orphée m'a donné la lyre que voici et je suis tout de suite revenu avec.
— J'ai du mal à croire que cette lyre appartienne à Orphée.
— Ah bon, elle est à qui selon vous ?
— Mais... je n'en sais rien.
— Vous voyez bien ! Si vous ne savez pas à qui elle est, vous ne - pouvez pas nier que ce soit celle d'Orphée.5
— C'est un peu léger comme preuve.
— Oh, mais il y en a bien d'autres. Je peux vous faire entendre toutes sortes de modulations : les soupirs de sainte Cécile, les cris de Mélusine, les gémissements de sainte Adrienne, les hurlements de Morgane, les halètements de sainte Jenny, les...14
— C'est bon, ça suffit ! Je vous vois venir, avec vos bruits féminins et incongrus. Sous prétexte de rentrer dans vos droits, vous ne cherchez qu'à assouvir vos fantasmes.19 Pas de ça ici, fichez-moi le camp ! »
[1] Généralisation abusive.
[2] Raisonnement panglossien.
[3] Non sequitur.
[4] Analogie douteuse.
[5] Appel à l'ignorance.
[6] Post hoc ergo propter hoc.
[7] Attaque personnelle.
[8] Déshonneur par association.
[9] Pente savonneuse.
[10] Homme de paille.
[11] Argument du silence.
[12] Renversement de la charge de la preuve.
[13] Enfumage.
[14] Mille-feuille argumentatif.
[15] Attaque sur la forme.
[16] Plurium interrogationum.
[17] Faux dilemme.
[18] Pétition de principe.
[19] Technique du chiffon rouge.
[20] Argument d'autorité.
[21] Appel à la popularité.
[22] Appel à la pitié.
[23] Appel à l'exotisme.
[24] Appel à une cause.
Ce dialogue illustre les 24 sophismes, ou arguments fallacieux, recensés dans le Petit recueil de moisissures argumentatives édité par le CORTECS.
Nicolas Graner, 2018, Licence Art Libre