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Avatars de Nerval

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Gilles Esposito-Farèse & Camille Abaclar

Bel Carbonado

Je suis le songe-creux, le bug déboussolé,
Province puritaine à la bourbe amollie !
Ma veule voile est torte, et mon lut révélé
Bosse le sommeil : soir de Mantes-la-Jolie.

Dans l'ennui de Roubaud, toi qui m'as désolé,
Prends-moi la mélanippe et l'amère osmanlie,
Les pleurs qui zézaient tant à mon squire isolé,
Et la seille où la hanse à la prose pallie.

Suis-je humour ou rébus ?... Frontignan ou Chiron ?
Mon tronc est rouille encore du biaisé de l'arène ;
J'ai crevé dans le prote où rage le styrène...

Et j'ai de joie, moqueur, renversé Oléron,
Ondulant alentour sur la myrrhe d'Urfé
Les loisirs de la teinte et l'écrit du café.

Pleurard de Serval


Chaque mot est remplacé par le mot de même nature grammaticale qui le suit dans le Dictionnaire des rimes et assonances d'Armel Louis (éd. Robert), à condition qu'il respecte le nombre de syllabes de l'alexandrin. (L'argot et les régionalismes sont éliminés.) Raymond Queneau a appliqué le même procédé avec un dictionnaire habituel pour obtenir sa deuxième version.


Nicolas Graner & Camille Abaclar

Commentaires sur Bel Carbonado

Ce sonnet a été composé à une période charnière de l'œuvre de Serval alors que, désespérant de faire reconnaître son talent dans le grand public comme dans les milieux littéraires, il commence à se lier avec les membres de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle). On y retrouve les thèmes récurrents de ses précédents recueils — douleur de ne pas être reconnu dont il rejette la faute tantôt sur la société qui le méprise, tantôt sur ses propres insuffisances ; perfection de ses poèmes achevés qui masque le travail harassant de leur écriture — mêlés à des références à ses confrères oulipiens avec qui il entretient des rapports complexes d'amitié et de jalousie. Le ton général est teinté d'une amère ironie qui préfigure déjà les sonnets de la « période grise ».

C'est la première fois que Gaspard Rembruni recourt au pseudonyme Pleurard de Serval, qu'il conservera tout au long de sa carrière. Si Pleurard est une allusion évidente à son nom de famille, le nom Serval est en réalité celui de son beau-frère Robert Serval, un médiocre auteur de romans policiers qui collaborera avec plusieurs écrivains, dont l'oulipien Georges Perec, avant de se suicider.

Le titre, « Bel Carbonado » (le beau diamant noir), annonce clairement un poème à la surface brillante, polie, mais qui recèle par-dessous des facettes bien plus sombres. Les diamants noirs sont couramment utilisés dans les forages, qui symbolisent ici le travail « en profondeur » du poète qui « creuse » son sujet.

Les deux premiers vers reflètent la manière dont Serval se sent perçu par ses contemporains, jugés réactionnaires et incultes.

Le troisième fait écho au thème du titre : le poème revêtu d'un enduit solide (lut) d'essence quasiment divine, dissimule le véritable moteur de son inspiration, une voile basse et difforme. La conclusion s'impose à la fin de ce premier quatrain : le poète s'exhorte à travailler davantage, prenant exemple sur son ami Jacques Roubaud qui, tout jeune élève du lycée de Mantes-la-Jolie, rédigeait pendant ses insomnies les œuvres auxquelles il devrait un jour sa gloire.

Le deuxième quatrain développe longuement le thème de sa jalousie envers l'oulipien Roubaud — son « ennui », au sens classique de « peine » — et de tout ce qui, selon Serval, expliquerait ses insuccès : légèreté excessive (le papillon mélanippe) ; éloignement des goûts dominants (l'osmanlie, femme musulmane symbolisant une culture étrangère incomprise) ; mélancolie, qui n'a su séduire qu'un unique lecteur anglais ; et surtout le mercantilisme de l'époque incarné par la seille, métaphore de la Bourse (la Corbeille) où les alliances commerciales (hanse) prennent le pas sur la littérature.

Le premier tercet est certainement le plus désespéré. Ne supportant pas que ses œuvres obscures soient interprétées comme de stupides devinettes, Serval s'avoue tenté par l'alcoolisme (évoquant la villa de l'oulipien Harry Mathews à Frontignan, où il fut invité à déguster le célèbre muscat), voire par le suicide littéraire qui laisserait le champ libre à ses confrères (le centaure Chiron renonça à l'immortalité au profit de Prométhée). Ce rapprochement du muscat avec le bon et sage centaure est une référence manifeste à l'oulipien François Caradec, titulaire de la chaire d'Alcoolisme éthique au Collège de Pataphysique.

Au dixième vers, le « biaisé de l'arène » est ce toréro que Serval a vu grièvement blessé lors d'une corrida à Nîmes, pendant son séjour chez Mathews. Son sentiment d'impuissance devant le drame l'avait profondément bouleversé. Le premier hémistiche révèle les répercussions de ce sentiment sur son potentiel sexuel, selon un processus névrotique très fréquent. Mais l'impuissance sexuelle est aussi métaphoriquement son manque de créativité artistique.

Le onzième vers rappelle qu'à l'époque où Serval écrit ce sonnet, un seul de ses manuscrits a été accepté par un éditeur, en même temps que le Chant du Styrène de Raymond Queneau. Mais l'imprimeur (le prote) s'était arrogé un pouvoir de censure, refusant tout bonnement de composer le livre de Serval et faisant trainer indûment celui de Queneau, d'où la frustration renouvelée de l'auteur se voyant une fois de plus blackboulé, et dépassé par l'un de ses amis oulipiens.

Le deuxième tercet conclut le poème sur une note de poignante dérision, Serval se retournant sur le passé illustre de ses ancêtres qui rend plus amère encore sa propre disgrâce. L'île d'Oléron appartenait au patrimoine des ducs d'Aquitaine dont il descend par sa mère, et symbolise cette gloire passée que leur héritier n'aurait pas su préserver. Quant à son plus célèbre ascendant par la branche paternelle, l'écrivain marseillais Honoré d'Urfé (1567-1625), Serval ne peut se défendre d'envier son bonheur littéraire (sa myrrhe). En même temps il méprise les facilités, les couleurs légères de son Astrée que d'aucuns qualifièrent à l'époque de « littérature de café » — nous dirions aujourd'hui « de gare » — qui semblent hélas la seule voie de la réussite sociale.

Le Français au Collège, Nicolagarde et Granichard, 1971


© les auteurs – 2000