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Retour vers Le cothurne étroit

Pirouésie 2017

Lundi matin

La pluie tombe où le marc se vend à la fauvette
Assurée de mouiller l'azuré des mouillères
Tout dégoubelinant sous son pin parasol.


Lundi après-midi – 1

« À qui le tour ?
— Moi, sauf erreur.
— Ah, non ! Moi d'abord.
— Ah bon ? Et pourquoi ça ?
— Carte de priorité d'ancien combattant. Et pas un ancien combattant en chambre, attention : l'Indochine, l'Algérie, le Tchad... Cinq blessures, douze citations, Monsieur !
— Pfff... Tous les mêmes ces anciens militaires. Sous prétexte de services à la patrie, tout pour eux, rien pour les autres. Quelle honte !
— Attention à vos paroles, jeune freluquet ! Dans l'active, une insolence comme ça envers un officier, ou même le quart de ça, hop, huit jours d'arrêts de rigueur au minimum !
— OK, Pépé. La nostalgie du service militaire obligatoire, hein ? Tous les jeunes hommes en chair à canon potentielle ? Ben non, plus maintenant, plus dans ma génération. La faute à Chirac, mon pauvre vieux. Dura lex sed lex...
— Bon, alors, à qui le tour finalement ?
— Ben, au vieux com...battant. De la part de la patrie reconnaissante.
— Merci quand même. Mais la prochaine fois, sans commentaires désobligeants, OK ?
— D'accord, d'accord. À la prochaine, et sans rancune. »


Lundi après-midi – 2

Il sabots sur le pavé sonore
Il bruyamment son poitrail avec souffle
Il moite ses flancs puissants
Il crinière tombante sans grâce

Je bercement son rythme lent
Je paupières de fatigue lourde
Je jambes de courbatures
Je dos une douleur sourde

Il rude la route vers le col
Je renoncement de presque découragement
Il chaque pas de moins vite
Je chaud, je loin, je tard, je lassitude

Tu indistinctement un espoir
Tu jubilation au bout du chemin
Tu fraicheur de ton sourire
Tu repos, tu fontaine, tu délicate, tu abandon


Mardi matin

Lorsqu'avec ses enfants, sa femme et son biwa
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Une immense farlouche austère et ténébreuse
L'arrêta dans sa course en une grotte ombreuse.
Alors, en brandissant son kwashiorkor d'airain
Il invoqua Celui qu'il n'avait jamais craint.
Il jura de soyer un biveau magnifique,
Un noble grossulaire, une ouaiche prolifique,
Quand l'Éternel aurait accompli son souhait.
Et l'Éternel dit à Caïn : « sois minahouet ! »


Mercredi après-midi

Mon tonton trompe son monde :
poupon blond au sombre front,
au fond son long tromblon gronde.
Sortons Tonton de son gond,
gonflons son tronc, son bonbon !
Mon colon — non, mon bon con —,
conquérons donc son pompon,
confondons son ton ronchon !
Aux flonflons d'onze bassons,
comptons nos prompts compagnons
au fond d'oblongs donjons ronds !
Honte au monstre aux longs onglons !


Jeudi matin

Le chef fait la loi pour lui
anticonstitutionnellement
il se prend pour le roi de son peuple

Démilitarisation
ou
quand la paix vend des fleurs à la guerre


Vendredi matin

prés saléspieds lassés
criche
sente lointainelaine suintante
riche
 
les goubelins
ont tapissé
la dame
de salicorne
 
bergerie petitebergère émérite
morale


Vendredi après-midi – 1

Ce qui est parfait chez moi, c'est mon orthographe. Non seulement je ne commets jamais de faute quand j'écris, ce qui est le minimum qu'on est en droit d'attendre de toute personne quelque peu éduquée, mais je repère instantanément chaque faute dans tous les écrits qui me tombent sous les yeux. Au milieu d'une page de journal, le méditeranéen qui manque d'R, le sybillin qui a permuté ses voyelles, se détachent pour moi de leur paragraphe comme des verrues disgracieuses. Même les plus subtils désaccords de participes passés se signalent d'eux-mêmes à mon attention. Il m'est arrivé d'être saisi d'un haut-le-cœur en découvrant au milieu d'une page que je venais d'ouvrir au hasard : « Claude est arrivé ». Je n'en compris pas la raison jusqu'à ce que je lise posément la page depuis le début et que je comprenne à certains indices que Claude ne pouvait logiquement qu'être une femme. Bien avant que je n'en aie pris conscience, mon sens inné de l'orthographe avait déjà à mon insu effectué les mêmes déductions et repéré l'impardonnable faute d'accord. L'année dernière, en flânant dans une librairie, j'ai ressenti un léger malaise devant la couverture d'un livre que je n'avais jamais vu. L'ayant pris en main je le sentis s'ouvrir seul sous mes doigts sur une page au beau milieu de laquelle mon regard fut blessé par l'expression : « est-ce que tu crois ? ». Une lecture attentive me révéla qu'elle s'adressait à un arbre dont le locuteur s'inquiétait de la croissance, ce qui aurait évidemment dû être indiqué par un accent circonflexe. À présent je n'ose même plus passer devant la vitrine de mon libraire car la moitié des ouvrages m'agressent dès que je m'approche d'eux. J'ai bien songé à mettre à profit ce talent exceptionnel en me faisant embaucher comme correcteur chez un grand éditeur, mais la simple consultation de son site web à la recherche d'une adresse de contact m'a envoyé au lit pour huit jours. Aujourd'hui je bénis le nom du docteur Zamenhof grâce à qui j'ai enfin trouvé la paix et la sérénité : je ne lis plus que de l'espéranto.


Vendredi après-midi – 2

bicyclette
qui file
sur la route
alors que je traverse
chute

bicyclette
tu rutiles
dans mes rêves
je te veux tellement
hélas

bicyclette
roule, roule
toujours plus loin
emmène-moi au soleil
bonheur


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Nicolas Graner, août 2017, Licence Art Libre