Voir aussi :
Durassique
Épistolaire
Holmesien
Marotique
Michalien
Proustien
Quenien
Tolstoïen
Viel françoys
Je trouve par les anciens historiographes et poëtes que plusieurs veufs se sont conduicts en ce monde en façons bien estranges, que seroient trop longues à raconter : lisez le vij livre de Dante si avés loisir. Mais vous n'en ouystes jamais d'une si merveilleuse comme fut celle du Prince d'Aquitaine, car c'estoyt chose difficile à croyre comme il estoyt umbrageux, obscur et ténébreux.
Et n'estoyt rien Nembroth1 en sa tour de Babel lorsqu'elle fust destruite, car ladicte tour estoyt petite et fragile en comparaison de la tour de cet inconsolé Prince, laquelle fust abollie en un instant, toute fortifiée qu'elle fust, lorsqu'il ouyst de la mort de son unique estoille.
Je laisse icy à croyre comment il constellait son luc2 de ses larmes, tant que le veoir semblait que ce fust une grande carraque de cinq cents tonneaux qui fust pleine d'eau salée, laquelle nommons depuys mer d'Italie, pour ce que l'instrument estoyt d'un facteur florentin.
Ho ! Crioit il, Ho ! Le soleil est devenü noir ! Que je suys malheureux, quelle mélancholie ! Me voicy languissant dans la nuict du tombeau ! Ho mon Dieu, que t'avoys-je faict pour ainsi me punir et ne me point consoler ? Rends moi cecy, redonne moi cela, redresse ma tour, fais repousser ma fleur !
Et ce dysant pleuroit comme une vache tout en se promenant sous sa treille, mais quelque foys qu'il en avisa une belle grappe : Seigneur Dieu, faut-il que je me constriste encore ? Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage. Et se versa quelques traits de bon vin rosé : ha ! dict il beuvant plus qu'une esponge. Cestuy rentre dedans les venes, la pissotière n'en aura rien ! Mouillons, hay, il faict beau seicher !
Ce faict, commencza à deviser avec ses compaignons estonnés, disant qu'il avoyt traversé l'Achéron, qu'il avoit veu les diables, avoit salué Lucifer familièrement, et fait grande chère en Enfer, et asseurait qu'il avoit pris un singulier passetemps à veoir les damnés, pour ce que leur etat estoit changé en estrange façon.
Amour estoit pauvre porchier,
Phœbus vendoit les vieux drapeaux,
Lusignan estoit myrallier3,
Biron esgousseur de febves.
La Reine Cléopatra estoit revenderesse d'oignons ; quand
elle me veit me donna un baiser au front, sur quoy je la repoussoy
car elle avoit la verolle et sentoit le gigot de mouton dessoubz les
bras.
Mélusine, la belle sirène, estoit souillarde de
cuysine et demouroit dans une humide grotte en triste resverie.
Saincte Nytouche etoit lavandière de buée4 et poussoit force soupyrs.
Circé la fée cryoit la lye en un sabot5 et ainsi gaignoit sa pauvre vie.
Ce dict, reprit le Prince son luc, et tel Orpheus chanta à pleine voix la chanson :
Je suys le ténébreux (et cætera)
sur l'air du tralalala.
Gérabe de Nervelais
[1] Nembroth : Nemrod
[2] luc : luth
[3] myrallier : miroitier
[4] lavandière de buée : blanchisseuse faisant bouillir le linge
[5] cryoit la lye en un sabot : criait par les rues qu'elle achetait la lie de vin pour en faire du vinaigre
Pastiche de François Rabelais (v. 1490-1553).
© Élisabeth Chamontin – 2000