En 2019, Zazie mode d'emploi a proposé de jouer avec le texte suivant :
4. L'anecdote est banale, il faut le reconnaître. Mais l'astuce de la raconter à l'envers, en commençant par la fin, comme un film projeté « à rebours », contredit cette banalité. Elle la dément, pourquoi pas, en nous montrant à contre-jour, d'un point de vue nouveau, quelque chose qui avait perdu tout effet de surprise à nos yeux.
Eduardo Berti
Il finit de traverser la rue et respire, soulagé. Ses derniers pas ont été les plus angoissants. Un moment, à mi-chemin, il a cru qu'il n'y arriverait pas. Et pourtant il s'était lancé d'un pas décidé, en pensant aux mots du poète : « On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible aux yeux ». Maintenant il se réjouit d'avoir jeté sa canne avant de traverser. Comme ça, personne ne pourra dire que si les voitures l'ont évité, c'était pour ne pas écraser un aveugle.
Pablo Martín Sánchez
Traduit de l'espagnol par Jean-Marie Saint-Lu
En février ou mars 2012, l'écrivain argentin Eduardo Berti proposa à l'écrivain espagnol Pablo Martín Sánchez d'écrire un livre ensemble à partir d'une idée originale ou, pour le moins, curieuse : EB écrirait une trentaine de commentaires environ d'environ trente micronouvelles inexistantes ; PMS, à partir de ces commentaires, écrirait les micronouvelles en question. Puis, lors d'une seconde étape, ce serait l'inverse : EB écrirait des nouvelles également très brèves à partir des comptes rendus anticipés de PMS.
Toutes les contributions sont visibles sur le site Zazipo. Les miennes sont également reproduites ci-dessous.
Méprisant le signal qui affiche « don't walk » (« attendez ») à d'autres bons yeux proches, le môme aveugle jouerait bien sur la voirie.
Panscrabblogramme, texte composé avec les 102 lettres d'un jeu de Scrabble français (les jokers remplacent un A et un L).
Une jolie canne
Jamais sur terre il n'y eut de bigleux
Plus aveugle que moi dans tous les âges
Mais faut dire que j'étais très scrupuleux
Avant de m'engager sur un passage
Un joli geste avec une canne
Une jolie canne pour gesticuler
Qui vous protège et qui vous dépanne
Et qui vous aide à mieux circuler
Le ciel m'est témoin, je ne sortais pas
De chez moi sans prendre une canne blanche
Je lui trouvais de si charmants appas
Que je l'emportais même le dimanche
Un joli geste avec une canne
Une jolie canne pour gesticuler
Qui vous protège et qui vous dépanne
Et qui vous aide à mieux circuler
Puis un jour je l'ai jetée dans un champ
Mû par je ne sais quelle idée funeste
Quand j'ai voulu traverser en marchant
J'ai bien cru mourir, par la malepeste !
Un joli geste avec une canne
Une jolie canne pour gesticuler
Qui vous protège et qui vous dépanne
Et qui vous aide à mieux circuler
Je m'en suis bien voulu mais à présent
Je trouve que l'expérience était bonne
De m'être mêlé à tous les passants
Au milieu des cris et des klaxons
Un joli geste avec une canne
Une jolie canne pour gesticuler
Qui vous protège et qui vous dépanne
Et qui vous aide à mieux circuler
Parodie de la chanson Une jolie fleur de Georges Brassens.
11. Initialement, on avait une anecdote assez ordinaire, assurément. Alors, une astuce était indispensable. On a adopté une exposition inversée, antichronologique, opposée à un avancement ordonné. On a ainsi échappé à une évidence excessive. Apparaît alors un éclairage audacieux, inédit, un effet inconnu en un objet où on admettait avoir éliminé insolite et innovation.
Eduard Oberti
Fondu vers le noir
Je finis de traverser la rue puis je respire, soulagé. Mes derniers pas furent les plus pénibles. Sur le moment, vers la moitié du chemin, je crus que je ne le pourrais pas. Pourtant je me suis lancé le pas décidé, me répétant les mots du poète : « Seul le cœur permet de bien voir, le principal reste voilé pour le regard ». Maintenant je me réjouis de cette traversée réalisée sans ma canne. Comme ça, personne ne pourra dire que si les voitures me préservèrent, ce fut pour ne pas renverser de non-voyant.
Pablo Martín Sánchez
Traduit du castillan par Jean-Marie Saint-Lu
Dans la première partie tous les mots commencent par une voyelle ; dans la deuxième, par une consonne.
Vers le noir
5. La saga n'est pas très fun, c'est sûr. Mais l'idée de la dire dans ce sens-là, de la fin vers la tête, tel un film qu'on voit en play-back, lui rend tout son sel. Elle en ote le côté trop plat, mais oui, et nous fait voir d'un coup sous un jour tout neuf un fait qu'on eût cru trop usé à nos yeux.
Il pose le pied au bord du pavé et émet un gros « ouf ». Les pas de la fin ont été les plus durs. Un peu plus tôt, il a bien cru ne pas en voir le bout. Mais quoi, il y est allé d'un pas sûr, avec en tête les mots de St-Ex : « On ne voit bien qu'avec le cœur, le vrai fond n'est pas fait pour les yeux ». Pour le coup, il est fier de ne pas s'être muni de son club pour ce raid au bout de la rue. De ce fait, nul ne peut dire que si les gens ont pris soin de lui, c'est pour ne pas tuer un type qui ne voit rien.
Aucun mot n'a plus de quatre lettres.
Le marcheur du noir
C'est une large rue où toutes les voitures
Klaxonnent follement à chaque intersection ;
Où nul feu tricolore, au-dessus des toitures,
Ne luit ; un cauchemar pour la circulation.
Un homme jeune encore, imberbe, tête nue
Et les deux bras ballants, vêtu d'un blouson bleu,
Marche. Il semble vouloir traverser l'avenue,
Si pâle qu'à le voir on s'inquiète un peu.
Les pieds mal assurés, il marche, avançant comme
Avance un somnambule. Est-ce qu'il fait un somme ?
Évitez-le, chauffeurs, avec le plus grand soin !
Les phares ne font pas vaciller sa paupière.
Il avance, croit-il, d'une démarche fière,
Tranquille. Il a jeté sa canne blanche au loin.
Parodie du sonnet Le dormeur du val d'Arthur Rimbaud, autre anecdote banale où une information cruciale sur le protagoniste n'est révélée qu'à la fin.
Illumination
Il aimerait qu'on ne lui prête pas attention uniquement parce qu'il est aveugle. Il se rappelle que selon le poète, l'essentiel est invisible pour les yeux ? Alors, il jette sa canne et entreprend de traverser la rue. Il se lance d'un pas décidé mais déchante rapidement. À mi-chemin, il pense qu'il n'y arrivera pas. Les derniers pas sont les plus angoissants. Enfin, il parvient de l'autre côté et respire, soulagé.
* * *
L'anecdote ne manque pas d'intérêt. Habilement racontée, elle pourrait piquer la curiosité. Mais la simplicité du plan choisi, strictement chronologique, déroulant platement le film des événements, lui confère un air de grande banalité. Elle nous présente comme une suite d'évidences quelque chose qui recélait pourtant de quoi nous surprendre.
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Post-scriptum : en novembre 2018, l'écrivain poldève Tibère Odradek fit promettre au philosophe syldave Plotin Brahma Malassis d'écrire une critique de son prochain livre. Malheureusement, Odradek était en panne totale d'inspiration et ne parvenait pas à écrire le moindre mot de son roman. Arrivé à un stade où le naufrage paraissait inévitable, il se résolut à user d'un procédé astucieux : prenant dans sa bibliothèque un obscur recueil de micronouvelles en espagnol, il en choisit une qu'il récrivit à l'envers, racontant l'histoire en partant de la fin. Comme prévu personne ne remarqua la supercherie mais les critiques, y compris celle de son ami, ne furent guère enthousiastes.
L'aveugle à la voiture
Il finit de traverser la canne et respire, soulagé. Ses derniers yeux ont été les plus angoissants. Un essentiel : à mi-cœur, il a cru qu'il n'y arriverait pas. Et pourtant il s'était lancé en poète décidé, en pensant aux mots du pas : « On ne voit bien qu'avec le chemin, le moment est invisible aux pas ». Maintenant il se réjouit d'avoir jeté sa rue avant de traverser. Comme ça, personne ne pourra dire que si les noirs l'ont évité, c'était pour ne pas écraser un fondu.
Les substantifs apparaissent dans l'ordre inverse par rapport à l'original.
L'aveugle à la voiture (2)
Il écrase, évite la canne et peut se dire soulagé. Ses derniers yeux ont traversé les plus angoissants. Un essentiel : à mi-cœur, il a jeté qu'il ne se réjouirait pas. Et pourtant il a été un poète décidé, en voyant les mots du pas : « On ne pense bien qu'avec le chemin, le moment se lance invisible au pas ». Maintenant il arrive à croire sa rue avant d'être comme ça. Personne ne respire : si les noirs l'ont traversé, c'était pour ne pas finir un fondu.
À partir de la version précédente, les verbes à leur tour apparaissent dans l'ordre inverse.
Un fondu au noir à votre façon
1. Vous finissez de traverser la rue et vous respirez, soulagé. Vos derniers pas ont été les plus angoissants. Un moment, à mi-chemin, vous avez cru que vous n'y arriveriez pas. Et pourtant vous vous étiez lancé d'un pas décidé, en pensant aux mots du poète : « On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible aux yeux ». Maintenant vous vous réjouissez d'avoir jeté votre canne avant de traverser. Comme ça, personne ne pourra dire que si les voitures vous ont évité, c'était pour ne pas écraser un aveugle.
Que faites-vous maintenant ?
A. Vous retraversez en sens inverse pour aller chercher votre canne. → 2
B. Vous poursuivez votre chemin sans canne. → 3
C. Vous attendez que quelqu'un vous rapporte votre canne. → 4
* * *
2. Vous finissez de traverser la rue et vous respirez, soulagé. Vos derniers pas ont été les plus angoissants. Un moment, à mi-chemin, vous avez cru que vous n'y arriveriez pas. D'ailleurs vous vous étiez lancé d'un pas hésitant, ayant déjà éprouvé l'absurdité des mots du poète : « On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible aux yeux ». Maintenant vous vous jurez de ne plus jamais jeter votre canne avant de traverser. Pour cette fois, vous pouvez dire que vous avez eu de la chance que les voitures vous aient évité, sans savoir que c'était pour ne pas écraser un aveugle.
Que faites-vous maintenant ?
A. Vous poursuivez votre chemin avec votre canne. → 5
B. Vous rentrez chez vous, vous avez eu assez d'émotions pour aujourd'hui. → 6
C. Vous appelez votre ami Eduardo pour lui raconter votre aventure. → 7
* * *
3. Vous finissez de parcourir le trottoir et vous respirez, soulagé. Vos derniers pas ont été les plus angoissants. Un moment, à mi-chemin, vous avez cru que vous n'y arriveriez pas. Et pourtant vous aviez poursuivi votre route d'un pas décidé, en vous répétant en boucle les mots du poète : « On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible aux yeux ». Maintenant vous vous réjouissez d'avoir jeté votre canne tout à l'heure. Comme ça, personne ne pourra dire que si les piétons vous ont évité, c'était pour ne pas bousculer un aveugle.
Que faites-vous maintenant ?
A. Vous traversez la nouvelle rue où vous venez d'arriver. → 1
B. Vous faites demi-tour pour aller chercher votre canne. → 8
C. Vous appelez un taxi pour rentrer chez vous. → 9
* * *
4. Vous entendez quelqu'un traverser la rue et vous respirez, soulagé. Vos dernières minutes d'attente ont été les plus angoissantes. Un moment, après une demi-heure, vous avez cru que cela n'arriverait pas. Et pourtant vous vous étiez planté au bord du trottoir, en pensant aux mots du poète : « On ne voit rien avec le cœur, l'essentiel est d'être visible aux yeux ». Maintenant vous vous réjouissez d'avoir patienté tout ce temps. Comme ça, personne ne pourra dire que tous les passants vous ont évité sans prendre le temps d'aider un aveugle.
Que faites-vous maintenant ?
A. Vous poursuivez votre chemin avec votre canne. → 5
B. Vous rentrez chez vous, vous avez eu assez d'émotions pour aujourd'hui. → 6
C. Vous invitez la personne qui vous a rapporté votre canne à prendre un verre au café. → 10
* * *
5. Vous finissez de traverser la rue en respirant tranquillement. Vos derniers pas ont été aussi détendus que les premiers. Un moment, à mi-chemin, vous avez trouvé le temps long. Et pourtant vous vous étiez lancé d'un pas décidé, en pensant aux mots du poète : « On ne voit bien que le blanc, le reste est invisible aux yeux ». Maintenant vous vous réjouissez d'avoir retrouvé votre canne avant de traverser. Comme ça, personne ne pourra dire que les voitures ne vous ont pas évité, au risque d'écraser un aveugle.
Que faites-vous maintenant ?
A. Vous poursuivez votre chemin. → 5
B. Vous entrez dans un café en espérant une rencontre. → 10
C. Vous rentrez chez vous, votre promenade est terminée. → 6
* * *
6. Vous finissez de monter l'escalier et vous respirez, soulagé. Vos derniers pas ont été les plus pénibles. Un moment, à mi-chemin, vous avez cru que vous n'y arriveriez pas. Et pourtant vous vous étiez lancé d'un pas décidé, en pensant aux mots du poète : « l'exercice est bon pour le cœur, l'essentiel est de ne pas avoir froid aux yeux ». Maintenant vous vous réjouissez de ne pas avoir appelé l'ascenseur avant de monter. Comme ça, personne ne pourra dire que si vous avez pris l'escalier, c'est parce que l'ascenseur était en panne.
* * *
7. « L'anecdote est banale, reconnais-le », déclare Eduardo, « mais on pourrait la raconter à l'envers, en commençant par la fin, comme un film projeté à rebours. Cela contredirait cette banalité. » Vous n'osez pas le démentir : « Pourquoi pas ? Cela nous montrerait à contre-jour, d'un point de vue nouveau, quelque chose qui avait perdu tout effet de surprise à nos yeux. »
Que faites-vous maintenant ?
A. Vous l'invitez à poursuivre cette conversation au café. → 10
B. Vous tentez de mettre son idée à exécution. → 11
C. Vous le laissez explorer cette piste avec son confrère Pablo et vous rentrez chez vous. → 6
* * *
8. Vous parvenez à votre point de départ et vous vous arrêtez, épuisé. Vos derniers pas ont été les plus éprouvants. Un moment, à mi-chemin, vous avez cru que vous n'y arriveriez pas. À force de vous lancer d'un pas décidé dans les poteaux, les poubelles, les voitures mal garées et les tables en terrasses, vous trainez vos jambes meurtries en pensant aux mots du poète : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. » Maintenant vous vous réjouissez de retrouver bientôt votre canne. Comme ça, personne ne pourra plus dire que s'il vous a marché sur les pieds, c'est parce qu'il n'avait pas remarqué que vous étiez aveugle.
Que faites-vous maintenant ?
A. Vous traversez la rue qui vous sépare encore de votre canne. → 2
B. Vous vous effondrez au bord du trottoir. → 12
C. Vous appelez un taxi pour rentrer chez vous. → 9
* * *
9. Vous réglez la course et vous remerciez le chauffeur, soulagé. Les derniers mètres ont été les plus onéreux. Un moment, à mi-chemin, vous avez cru que vous n'auriez pas assez d'argent. Et pourtant vous aviez appelé d'un ton décidé, en pensant aux mots du poète : « La peste soit de l'avarice et des avaricieux ! » Maintenant vous vous réjouissez d'avoir pris suffisamment en partant de chez vous. Comme ça, personne ne pourra dire que si le taxi vous a fait une réduction, c'était par charité pour un pauvre aveugle.
Que faites-vous maintenant ?
A. Vous regagnez votre appartement. → 6
B. Vous invitez le chauffeur à prendre un verre au café du coin. → 10
C. En sortant du taxi, vous trébuchez et vous affalez au milieu du trottoir. → 12
* * *
10. Vous imaginez le bistrot il vous semble lumineux clair comme un smog londonien et sa glauque clarté vous crève les yeux vous fissure l'esprit et vous rampez là l'un vers l'autre dans vos yeux et vos esprits pendant que le jour se casse vos lèvres sèches lampent la musique de vos boissons de ses yeux jolis comme mer de possibilités là devant vous l'autre est parti sans laisser de pourboire et le barman vous fixe vous dit alors vous ce sera quoi ? Ce sera pour l'instant juste boire le bleu de ses yeux son regard son visage dans la mer de choses possibles là où vous nagez
* * *
11. Vous finissez de composer la micronouvelle et vous respirez, soulagé. Vos dernières phrases ont été les plus difficiles. Un moment, à mi-chemin, vous avez cru que vous n'y arriveriez pas. Et pourtant vous vous étiez lancé d'une plume décidée, en pensant aux mots du poète : « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément. » Maintenant vous vous réjouissez d'avoir projeté une trentaine de récits avant de commencer. Comme ça, personne ne pourra dire que si la banalité a été évitée, c'était parce que vous mettiez en scène un aveugle.
* * *
12. Vous reprenez pleinement connaissance et vous respirez, soulagé. Vos premières sensations ont été particulièrement angoissantes. Un moment, mi-conscient, vous avez cru que vous n'émergeriez pas. Et pourtant des bribes de pensées vous traversaient, comme les mots du poète : « Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as conservé... ». Maintenant vous vous réjouissez d'avoir jeté votre canne avant de vous évanouir. Comme ça, personne ne pourra dire que si les pompiers vous ont secouru, c'était pour ne pas laisser crever un aveugle.
Une « histoire dont vous êtes le héros », dans le genre d'Un conte à votre façon de Raymond Queneau.
Le numéro 10 est une variation de Je regarde le bistrot, texte choisi par Zazie mode d'emploi en 2016.
Nicolas Graner, 2019, Licence Art Libre