En 2014, Zazie mode d'emploi a proposé de jouer avec le texte suivant :
– La nuit... Quand nous aurons allumé le feu, nous ne pourrons plus voir la nuit. Quand il y a le feu, il n'y a plus que le feu qui compte. Le feu est un hypnotiseur. Ce soir, regardez, le ciel a chassé tous ses nuages pour nous ! Il a fixé au plafond ses punaises de cuivre, avec une lune élégante en arrondi d'ongle soigné. Il n'en fait que plus frisquet, bien sûr, mais on respire, mais on s'aère, c'est les vacances et le camp de vacances ! C'est vrai qu'il manque la mer, mais le ciel n'est pas mal non plus comme image de l'infinitude. On ne s'attendait pas à partir en vacances aussi vite, et peut-être aussi longtemps. Regardez cette étoile, je la vois, tu la vois, et pourtant elle n'existe plus, s'il faut en croire les affaires de vitesse de la lumière.
Jacques Jouet, Mek-Ouyes chez les Testut — TEC-CRIAC & Comité d'Entreprise Testut 2004 / P.O.L. 2006
Toutes les contributions sont visibles sur le site Zazipo. Les miennes sont également reproduites ci-dessous.
La nuit n'existe plus sitôt que le feu brille
Seul compte alors le feu — le feu, l'hypnotiseur.
Voyez ! le ciel est pur, pas la moindre vapeur,
Au plafond un essaim de clous cuivrés scintille.
Dans ce champ d'or, la lune, ongle soigné, faucille,
Fait oublier le froid. L'air est empli d'ardeur
L'ouvrier en révolte est devenu campeur
La lutte syndicale, un voyage en famille.
Certes devant nos yeux ne s'étend pas la mer
Ces congés imprévus ont un parfum amer
Mais les cieux sont offerts dans leur infinitude.
Qu'on tourne le regard vers Béthune ou Sirius
On devine partout la même solitude
Et les derniers éclats d'un monde qui n'est plus.
Sonnet.
Tandis qu'ils jouent aux cowboys près du feu mal éteint, va vers Hazebrouck, ami. T'éloigne pas, hume l'air, regarde enfin l'étoile.
Panscrabblogramme, texte composé avec les 102 lettres d'un jeu de Scrabble français (les jokers remplacent un L et un U). Hazebrouck est à 25 km de Béthune, lieu du texte original.
– Le noir... Quand nous aurons allumé les flammes, nous ne pourrons plus voir le noir. Quand il y a les flammes, il n'y a plus que les flammes qui comptent. Les flammes sont des séductrices. Cette nuit, regardez, l'atmosphère a chassé toutes ses nuées pour nous ! Elle a fixé à la voûte ses clous de fonte, avec un croissant élégant en lunule soignée. Il n'en fait que plus frisquet, bien sûr, mais on respire, mais on s'aère, c'est les congés et la colonie des vacanciers ! C'est vrai qu'il manque l'océan, mais l'atmosphère n'est pas mal non plus comme portrait de l'infini. On ne s'attendait pas à partir en congé aussi vite, et peut-être aussi longtemps. Regardez cet astre, je le vois, tu le vois, et pourtant il n'existe plus, s'il faut en croire les résultats des calculs d'Einstein.
Transgenre : les mots féminins sont remplacés par des mots masculins et vice versa.
– La nuit... Si on fait un feu, on ne peut plus voir la nuit. S'il y a un feu, il n'y a plus que le feu, c'est tout. Le feu est un ogre. Ce soir, vois, le ciel a fait fuir sa nuée pour nous ! Il a fixé en haut plus d'un clou doré, avec une lune chic au bout bien rond limé avec soin. Il ne fait pas plus doux pour ça, bien sûr, mais on hume l'air, mais on s'aère, c'est l'été et le camp pour l'été ! C'est vrai qu'il n'y a pas la mer, mais le ciel n'est pas mal non plus pour voir au loin, sans fin. On fera le pont, on le sait, mais il est là si vite, et peut-être bien plus long. Il y a une nova, je la vois, tu la vois, mais en fait elle n'est plus là, c'est en lien avec le « c » de « E = mc² » à ce qu'on dit.
Tous les mots ont au plus quatre lettres.
Corse la nuit
– La nuit... Si nous attisions une étincelle, nous ne saurions reconnaître la nuit. Si une étincelle luit, on ne reconnaît rien, seule l'étincelle est claire. Son éclat est ensorceleur. Ce soir, l'as-tu constaté ? le ciel s'est éclairci à notre intention ! On a lancé en l'air cent clous en or et une lune aristocrate, telle un croc circulaire et luisant. On se caille tout autant, soit, et alors ? On s'aère, on se sature les narines, ciao l'école ou l'atelier, c'est la colo ! Certes, l'océan est encore loin, alors concentrons-nous sur le ciel, lui aussi il illustre la continuité sans restriction, l'éternité. On a arrêté l'usine sans transition, on en a été étonnés, et nul ne sait si elle renaîtra. Arrête-toi un instant sur cette étoile : on la connaît tous, et à en croire les astronautes elle se serait éteinte...
Seules les onze lettres les plus fréquentes en français (ESARTINULOC) sont utilisées. Le titre contient une fois chacune des onze lettres.
La nuit, invisible après l'allumage du feu, effacée par la présence du feu, cet hypnotiseur, et ce soir, le ciel débarrassé de tous ses nuages pour nous, tel un plafond orné de punaises de cuivre, avec une lune élégante en arrondi d'ongle soigné, par un temps encore plus frisquet, bien sûr, mais respirable, aèré, un vrai temps de vacances, un vrai camp de vacances, certes sans la mer mais avec le ciel comme autre image de l'infinitude, un départ en vacances étonnamment rapide et durable, et cette étoile bien visible et pourtant éteinte, d'après les affaires de vitesse de la lumière.
Une seule phrase et pas de verbe (à part des participes passés).
Terreurs nocturnes
Maman ! Maman ! Il fait tout noir ! Le loup va venir nous manger !
— Mais non, voyons, il n'y a pas de loups dans le Pas-de-Calais.
— Et les chauves-souris ? Il y en a, des chauves-souris. Elles vont venir nous manger !
— Allons, attends cinq minutes, ils vont allumer le feu et il ne fera plus noir du tout.
— Le feu ? Je ne veux pas le feu ! Il va tous nous brûler !
— Pourquoi il nous brûlerait ? Tu n'auras qu'à pas trop t'approcher, c'est tout. Regarde plutôt le ciel comme il est beau.
— Il y a plein de petits points brillants. Qu'est-ce que c'est ?
— C'est des punaises qui sont plantées dans le plafond. Elles sont très belles, toutes dorées.
— Des punaises ? Elles vont nous tomber dessus, elles vont nous piquer !
— Ne t'inquiète pas, elles sont bien accrochées.
— Dans le ciel ? À quoi elles sont accrochées, dans le ciel ?
— Je ne sais pas, moi. Aux nuages, je suppose.
— Les nuages ? Il n'y a pas de nuages ! Les punaises vont tomber sur nous et nous faire des gros trous dans la tête !
— Calme-toi, regarde plutôt la lune. Tu vois ce beau croissant tout blanc ?
— La lune, elle a des cornes. C'est comme les vaches, elle va nous piquer avec ses cornes.
— Mais non, regarde, c'est comme un ongle. Un bel ongle bien soigné, comme quand Maman revient de l'esthéticienne et qu'elle sent tout bon.
— Des ongles ! La lune va nous griffer avec ses gros ongles ! Elle va nous arracher la peau.
— À propos de peau, tu devrais fermer ton blouson. Il ne fait pas chaud.
— Il fait très froid ! On va tous geler ! On va attraper une poumonie et on va mourir.
— Allons, il ne fait pas si froid que ça. Ce n'est pas la première fois qu'on se promène dehors le soir pendant les vacances.
— Les vacances ? Mais on n'est pas en vacances !
— Mais si : Maman ne travaille pas, tu ne vas pas à l'école, c'est comme si on était en vacances.
— C'est pas les vacances. Les vacances, c'est quand on va à la mer.
— On ira à la mer l'été prochain, quand toute cette histoire sera terminée, je te le promets.
— J'aime pas la mer ! Dans la mer il y a des vagues qui veulent nous noyer. Et puis des crabes et des requins qui nous mangent.
— Eh bien regarde, ici il n'y a pas de mer mais il y a un beau ciel au-dessus de nous. Il est aussi grand que la mer mais il n'y a pas de vagues ni de requins.
— C'est trop grand, le ciel. Si on va se baigner dans le ciel on se perdra et on ne pourra jamais revenir !
— D'accord, alors on va rester tranquillement ici jusqu'à ce que ces espèces de vacances soient finies et après on rentrera à la maison.
— Pourquoi on est partis de la maison ? Tu m'avais même pas dit qu'on allait partir et puis on est partis à toute vitesse et j'ai même pas pu prendre mon doudou !
— Je t'ai déjà expliqué, c'était pas prévu, c'est à cause du travail de Maman.
— Oui mais mon doudou il est resté tout seul à la maison et il est très malheureux, il pleure tout le temps sans moi, et moi je peux même pas lui faire un câlin.
— Je t'ai dit que ça ne serait pas très long. On va bientôt rentrer et tu le retrouveras.
— Comment tu sais qu'on va bientôt rentrer ? Tu m'as dit que tu ne savais pas combien de temps on partait. On va peut-être rester ici pendant mille ans et après on sera tous morts et mon doudou il restera tout seul !
— Mais non, on ne va pas rester ici mille ans. Mille ans c'est beaucoup, beaucoup trop long. Tiens, tu vois les étoiles là-haut, eh bien dans mille ans elles auront peut-être disparu.
— Elles disparaissent, les étoiles ?
— Mais oui. Les étoiles, quand elles sont trop vieilles, elles meurent. Même celles qu'on voit là-haut, il y en a peut-être qui sont déjà mortes.
— Mais alors nous aussi, on va tous mourir ? Je ne veux pas mourir ! Je veux rentrer à la maison !
Jacques, sans ses jouets
La Nuit mystérieuse
CHAPITRE XIV
La quête de l'obscurité — La fraîcheur de la nuit — Lumière sombre et lumière cendrée — Des vacances imprévues — Cyrus Smith rassure Harbert
La nuit était tombée avec la rapidité caractéristique des régions tropicales. Gédéon Spilett demanda à Cyrus Smith s'il allait bientôt procéder aux observations astronomiques projetées.
« Patientez, répondit l'ingénieur, nous devons d'abord attendre que notre feu s'éteigne.
— Vous voulez laisser s'éteindre le feu ! s'exclama Nab, terrifié à l'idée de revivre les premiers jours de leur arrivée dans l'île lorsque, démunis de feu, ils avaient dû se nourrir de mollusques crus et endurer le froid de la nuit.
— Ne crains rien mon bon Nab, intervint Pencroff. Tu sais bien que, grâce à l'habileté de notre ingénieur, nous disposons maintenant d'un moyen sûr d'allumer un feu où et quand nous le désirons. »
Harbert voulut savoir pourquoi Cyrus Smith tenait à ce que le feu fût éteint avant de procéder à la mesure de la hauteur des principales étoiles du ciel austral.
« C'est, répondit celui-ci, afin que la sensibilité de nos yeux soit aussi grande que possible et nous permette de distinguer jusqu'aux astres de sixième grandeur.
— Le feu influe donc sur la sensibilité de nos yeux ? s'enquit le jeune homme.
— Certainement, répliqua l'ingénieur. Les marins savent depuis fort longtemps que toute lumière à bord de leur navire nuit à la capacité de la vigie à repérer un phare ou un navire au loin et ce n'est pas notre bon Pencroff, malgré ses yeux de lynx, qui me contredira. Ce phénomène a été expliqué en 1859 grâce aux expériences d'un physiologiste prussien, M. Hermann von Helmholtz.
— En quoi consistaient ces expériences ? demanda Gédéon Spilett.
— Avec la patience et la rigueur propres aux hommes de sa race, M. Helmholtz a disséqué les yeux de nombreux animaux et même de quelques hommes dont il avait pu se procurer les cadavres. Il a observé au microscope leur rétine, qui est la partie de l'œil où s'accomplit à proprement parler le phénomène de la vision. Ses conclusions sont formelles : l'exposition à une lumière vive sature les capacités de détection de cette membrane au point de la rendre incapable de distinguer des lumières moins violentes. Un grand feu attire à lui toute l'attention avec un pouvoir proprement hypnotique. »
Tandis qu'il parlait, le feu avait presque achevé de consumer le bois dont il avait été chargé et n'était plus qu'un tas de braises rougeoyantes. Pencroff leva les yeux et put constater que Cyrus Smith n'avait pas menti : la voûte céleste, qui semblait entièrement noire quelques minutes auparavant, apparaissait maintenant constellée d'une multitude de points brillants parmi lesquels le marin, habitué à bourlinguer sur toutes les mers du globe, n'eut aucune peine à reconnaître les constellations australes.
« Nous avons de la chance, remarqua Gédéon Spilett, le ciel est parfaitement dégagé ce soir. »
En effet, les nuages qui leur avaient caché le Soleil durant une grande partie de la journée s'étaient dissipés, poussés par le vent d'est qui souffle presque continuellement dans les régions tropicales comme l'a fort bien expliqué l'Anglais George Hadley dans son célèbre article de 1735.
En ce moment Nab fut parcouru d'un long frisson et jeta un regard désolé vers les restes du feu qui ne procuraient plus aucune chaleur. Ce geste n'échappa pas à Cyrus Smith qui remarqua en souriant : « La Providence qui a chassé les nuages pour faciliter nos observations nous a du même coup condamnés à supporter la fraîcheur nocturne.
— Comment cela, s'étonna Harbert, est-ce que les nuages produisent de la chaleur, tout comme le Soleil ?
— Ils ne produisent pas de chaleur, rétorqua l'ingénieur, mais ils préservent celle que le Soleil nous envoie. Vois-tu, pendant la journée le Soleil nous apporte sa lumière qui chauffe l'air qui nous entoure et le sol sous nos pieds. Lorsque le Soleil se couche, l'air et le sol restituent cette chaleur en la renvoyant à leur tour vers le ciel.
— Mais l'air et le sol n'émettent pas de lumière, protesta le jeune homme.
— Si fait, poursuivit l'ingénieur. Ils émettent un rayonnement tout semblable à la lumière, et que pourtant nos yeux sont incapables de voir. Tu sais comment certains sons sont si aigus qu'ils sont inaudibles pour nos oreilles tandis que celles des chiens, plus développées, sont capables de les entendre ?
— Je connais cela, répondit Harbert. On les appelle des ultrasons.
— Précisément, répondit Cyrus Smith qui s'émerveillait toujours qu'un si jeune homme pût posséder tant de science. Eh bien, le rayonnement dont je te parle est littéralement à la lumière comme les ultrasons sont aux sons ordinaires. On l'appelle rayonnement sombre car on ne peut le percevoir mais son existence est parfaitement démontrée par les expériences de l'astronome anglais Herschel et de l'Écossais John Leslie.
— Quel rapport y a-t-il entre votre mystérieux rayonnement et les nuages ? demanda Gédéon Spilett.
— Un rapport très étroit, mon ami. Les nuages arrêtent ces rayons tout comme ils font de la lumière ordinaire et les renvoient vers le sol. Ainsi, lorsque le ciel est nuageux, la chaleur accumulée dans la journée ne peut s'échapper : durant toute la nuit elle va et vient entre sol et nuage comme en une gigantesque partie cosmique de ce nouveau jeu que les Anglais appellent lawn tennis. En revanche, en l'absence de nuages les rayons invisibles de l'air et du sol partent dans l'espace intersidéral où ils ne sont d'aucune utilité à personne tandis que nous, restés sur Terre, devons subir sans compensation la fraîcheur de la nuit. »
Pencroff qui, toujours avide de s'instruire, n'avait pas perdu un mot des explications de Cyrus Smith, fit remarquer à son tour :
« Le départ de ces nuages présente un autre inconvénient.
— Que voulez-vous dire ? interrogea Gédéon Spilett.
— La Lune est parfaitement visible, et considérablement plus brillante que la plus brillante des étoiles. Or, d'après mon expérience, l'éclat de la Lune empêche de distinguer les astres les plus faibles aussi sûrement que l'eût fait notre feu si nous ne l'eussions point laissé s'éteindre.
— Vous avez raison, répondit Cyrus Smith. Cependant la chance nous sourit une fois de plus. Vous voyez que la Lune ne nous présente qu'un fin croissant éclairé. Le reste de son disque, situé du côté opposé au Soleil, serait totalement invisible à nos yeux s'il n'était faiblement éclairé par ce que les astronomes appellent la lumière cendrée.
— Qu'est-ce encore que cette nouvelle sorte de lumière ? s'enquit Gédéon Spilett que toutes ces connaissances nouvelles commençaient à embrouiller.
— Ce n'est que de la lumière très ordinaire, le rassura Cyrus Smith. Issue du Soleil, elle vient frapper la Terre du côté opposé à celui où nous nous trouvons, où il fait jour pendant que nous sommes dans la nuit. Une partie de cette lumière, réfléchie par la couche supérieure des nuages ou par la surface des océans, repart vers la Lune qu'elle éclaire à son tour. Son éclat est considérablement plus faible que celui qui provient directement du Soleil, et suffit tout juste à nous permettre de distinguer le disque de notre satellite. S'il y avait des habitants sur la Lune — ce que je ne crois nullement, quoi qu'en dise le baron Franz von Gruithuisen — ceux qui sont dans la nuit verraient en ce moment un magnifique clair de Terre éclairer leur ciel, tout comme nous admirons parfois le clair de Lune dans le nôtre.
— Pourquoi avez-vous dit que nous avions de la chance ? interrogea Pencroff.
— Parce que la lunaison n'en est qu'à son troisième ou quatrième jour, et le fin croissant de la Lune ne nous envoie qu'une lueur assez faible qui ne gênera que médiocrement les observations que nous voulons effectuer. De plus, la course de notre satellite suit encore de très près celle du Soleil, et il ne va guère tarder à se coucher comme vient de le faire celui-ci. Il en irait tout autrement si la Lune était pleine, c'est-à-dire à l'opposé du Soleil par rapport à nous. Dans ce cas son disque illuminerait le ciel bien plus violemment et resterait visible durant toute la nuit. »
De fait, le délicat croissant que les poètes ont comparé selon les époques à une faucille d'or ou un ongle soigné, touchait maintenant la ligne d'horizon. Deux minutes plus tard il avait entièrement disparu.
Tandis que Cyrus Smith et Gédéon Spilett s'affairaient à disposer les instruments qui allaient leur permettre de pointer la position des astres, Pencroff remarqua que Harbert se tenait à l'écart et semblait songeur. Il alla vers le jeune homme et l'interrogea sur l'objet de ses pensées.
« Je songeais, M. Pencroff, aux vacances que vous m'aviez promises.
— Des vacances ? reprit Pencroff, interloqué.
— L'avez-vous oublié ? Peu avant que le siège de Richmond nous retienne si malencontreusement prisonniers de cette ville, vous aviez promis, dès la guerre terminée, de m'emmener visiter les principales îles de la côte est. Votre engagement me semble bien compromis à présent.
— Eh ! de quoi te plains-tu, mon jeune ami ? N'es-tu pas aujourd'hui en vacances, et bien plus tôt que prévu puisque nous n'avons pas attendu la fin des hostilités pour entreprendre notre voyage ? Tu te serais contenté de caboter à quelques milles de la côte Atlantique, et nous avons franchi plus de 7000 milles au-dessus du continent américain et de l'océan Pacifique ! Tu rêvais de quelques semaines d'escapade, et nous voici assignés à demeure ici pour une durée que nous ignorons absolument mais qui sera pour le moins de plusieurs années avant que nous n'ayons rassemblé les moyens de repartir. Tu te faisais une joie de découvrir superficiellement quelques îles et en voici une qui s'offre à nous et que, par la force des choses, tu connaîtras bientôt jusque dans ses recoins les mieux dissimulés. Ne sont-ce pas là des vacances à faire envie à tout jeune homme à l'esprit curieux ? »
Harbert sembla quelque peu rasséréné par l'enthousiasme communicatif du marin. Il tenta une dernière objection :
« Cependant... nous devions voyager à bord d'une goélette et vous m'auriez initié à tous les secrets de la navigation maritime.
— Eh bien ! Nous avons embarqué à bord d'un ballon, et tu n'ignores plus rien de la navigation aérienne. Si la mer te manque, tu n'as qu'à baisser les yeux depuis n'importe quel point de l'île et tu la verras s'étendre à l'infini tout autour de nous. Mais si tu lèves le regard, tu verras le ciel, bien plus infini encore puisqu'il s'étend sans limite, non seulement dans la direction horizontale mais encore dans la verticale ! »
Cette dernière remarque ramena l'attention de Harbert vers Cyrus Smith, qui avait terminé l'installation de ses instruments rudimentaires et commençait à pointer Acrux, cette étoile de première grandeur à la tête de la Croix du Sud qui est aussi la plus proche du pôle céleste austral.
« Est-il vrai, M. Smith, questionna le jeune homme, que les étoiles que nous croyons voir ont en fait disparu au moment où nous les observons ? J'ai lu que la lumière des étoiles met si longtemps à parcourir l'immensité de l'espace intersidéral, que lorsqu'au terme de son périple elle parvient jusqu'à nous, le feu qui lui a donné naissance a depuis longtemps épuisé son combustible et l'étoile qui brillait alors n'est plus qu'un tas de cendres.
— C'est tout à fait possible, répondit l'ingénieur, et pourtant il est presque certain que cela n'est pas.
— Comment cela ? demanda Gédéon Spilett, qui ne perdait rien de la conversation.
— Il n'est pas douteux que la lumière se déplace à une vitesse qui, pour être considérable, n'est pas infinie. L'estimation la plus récente de cette célérité, obtenue en 1870 par le Français Alfred Cornu selon la méthode de M. Hippolyte Fizeau, établit sa valeur à cent quatre-vingt-cinq mille cinq cent dix-huit milles à la seconde, ce qui équivaut à deux cent soixante-huit millions six cent cinquante mille lieues à l'heure. Nous savons ainsi que la lumière du Soleil, lequel est situé à trente-sept millions quatre cent mille lieues de nous, met cinq cents secondes à nous parvenir, soit huit minutes et vingt secondes. Il s'ensuit que, si le Soleil venait brutalement à s'éteindre, nous percevrions encore sa clarté pendant plus de huit minutes, et nous n'aurions connaissance de cette catastrophe que huit minutes après sa survenue.
— Ce qui vaut pour le Soleil n'est-il pas tout aussi vrai des étoiles, qui ne sont rien d'autre que de lointains soleils ? s'enquit Harbert.
— Certainement, et cela d'autant plus qu'elles sont considérablement plus éloignées que lui. Selon la détermination publiée en 1839 par l'Écossais Thomas Henderson, l'étoile alpha du Centaure, que l'on pense être la plus proche de nous, est distante d'au moins trois années de lumière.
— Ce qui signifie ? demanda Gédéon Spilett.
— Que la lumière qu'elle produit voyage pendant trois ans avant que nous ne puissions la voir. D'où il ressort que lorsque cette étoile, ayant épuisé sa source de chaleur, viendra à s'éteindre, nous continuerons pendant trois ans à la contempler dans le ciel. Encore ne s'agit-il que de notre plus proche voisine. Pour les plus éloignées ce ne sont pas trois ans mais des siècles, ou peut-être des millénaires.
— Mais alors, pourquoi dites-vous qu'il est presque certain que ces étoiles brillent encore lorsque leur lumière nous parvient ? N'est-il point fort probable, au contraire, que leur combustible se soit épuisé au cours des siècles que dura cet incommensurable voyage ?
— Fort peu probable, au contraire. Il n'est pas douteux que la combustion du Soleil dure depuis plusieurs millions d'années, quoique nous ignorions absolument la nature du combustible qui alimente ce titanesque brasier. En effet, M. le baron de Kelvin a clairement établi que notre planète la Terre ne saurait être âgée de moins de vingt millions d'années, et certains géologues lui en accordent jusqu'à cent fois davantage. Or, comment imaginer que cette planète eût pu exister avant l'étoile qui lui donne chaleur et lumière et, plus encore, son point d'ancrage dans l'espace ? Si donc notre Soleil se consume depuis au moins vingt millions d'années sans donner le moindre signe d'une extinction prochaine, nous devons accorder une longévité comparable aux étoiles lointaines, qui sont de même nature que lui.
— Voilà un raisonnement parfaitement construit, reconnut Gédéon Spilett.
— Admettons alors que cette étoile que vous voyez ici soit située à vingt années de lumière de nous. Si nous supposons qu'au moment où nous l'observons elle a de fait terminé sa combustion, nous devons admettre que la lumière que nous observons fut produite au cours des vingt dernières années de sa vie d'étoile. Or, comme nous lui avons accordé une longévité de vingt millions d'années, vous voyez que ceci n'a qu'une chance sur un million de s'être réalisé. Ne vous ai-je pas affirmé tout à l'heure que cette éventualité était possible, mais fort peu probable ? Ne m'accorderez-vous pas que ces mots conviennent à un événement qui n'a qu'une chance sur un million de se réaliser ?
— Si fait, Monsieur Smith, admit Harbert en souriant. Vous m'avez pleinement convaincu que je peux admirer ces points de feu dans le ciel, et même repérer leur position exacte à l'aide de vos instruments, sans craindre de ne contempler qu'un cadavre d'étoile. »
Jules Verne, L'Île mystérieuse.
Ce chapitre est paru dans le Magasin d'Éducation et de Récréation du 2 juillet 1874. Il a été supprimé lors de la reprise du feuilleton en trois volumes, à la demande insistante de Pierre-Jules Hetzel qui estimait que « le chapitre XIV n'est qu'un interminable bavardage qui ne fait nullement progresser l'action du roman » (lettre à Jules Verne, 28 août 1874).
Note de la réédition de 2014 : les conceptions scientifiques exposées dans ce chapitre reflètent les connaissances de l'époque, ou parfois l'imagination du romancier. Elles ne sont pas toujours en accord avec nos connaissances actuelles.
« La lumière de ces millions d'étoiles que vous voyez date probablement de plusieurs milliers d'années » est un des rares cas où les profanes surestiment des grandeurs astronomiques. (xkcd.com).
Nicolas Graner, 2014, Licence Art Libre