En 2015, Zazie mode d'emploi a proposé de jouer avec le texte suivant :
Livres futurs
Les livres que je n'ai pas écrits, n'allez surtout pas croire, lecteur, qu'ils soient pur néant. Bien au contraire (que cela une bonne fois soit dit) ils sont comme en suspension dans la littérature universelle. Ils existent dans les bibliothèques, par mots, par groupes de mots, par phrases entières dans certains cas. Mais il y a autour d'eux tant de vain remplissage, ils sont pris dans une telle surabondance de matière imprimée, que moi-même à vrai dire, malgré tous mes efforts, n'ai pas encore réussi à les isoler, à les assembler. Le monde en fait me paraît rempli de plagiaires, ce qui fait de mon travail une longue traque, la recherche têtue de tous ces menus fragments inexplicablement dérobés à mes livres futurs.
Marcel Bénabou, Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres, Textes du XXe siècle, Hachette 2006.
Toutes les contributions sont visibles sur le site Zazipo. Les miennes sont également reproduites ci-dessous.
Je veux dédier ce poème
À tous les ouvrages qu'on aime
Pendant des années en secret,
À ceux que l'on esquisse à peine,
Qu'un destin malheureux entraîne
Et que l'on n'achève jamais.
À celui qu'on voit transparaître
Entre les lignes chez un Maître
Et qui, preste, s'évanouit,
Mais qui vous laisse dans la tête
Une sensation si parfaite
Qu'on en demeure épanoui.
À ce grand récit de voyage
Dont on peindra le paysage
Tout en arpentant le chemin ;
Qu'on laisse, sans vraiment comprendre,
Tout doucement tomber en cendre,
Remis sans cesse au lendemain.
Aux phrases qui sont déjà prises
Et, traînant sur des pages grises
Chez un auteur désespérant,
Vous font, inutile folie,
Rêver avec mélancolie
D'un contexte tout différent.
Histoires en un jour conçues,
Héros aux attentes déçues,
Vous serez dans l'oubli demain ;
Pour peu que le succès survienne
Il est rare qu'on se souvienne
Des brouillons laissés en chemin.
Mais si l'on a manqué sa vie,
On songe avec un peu d'envie
À tous ces écrits entrevus :
Aux romans qu'on aurait pu vendre,
Aux lecteurs qui doivent attendre,
Aux libraires jamais pourvus.
Alors, aux soirs de lassitude,
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir,
On pleure ces œuvres absentes
Condamnées à n'être, impuissantes,
Que des livres en devenir.
Marc-Antoine Bénapol, Pourquoi je n'ai chanté aucun de mes poèmes.
Parodie du poème Les Passantes d'Antoine Pol (1888-1971), réduit aux couplets chantés par Georges Brassens.
Opus pour plus tard
Les opus que je n'ai pas émis, ne va pas te dire, oh non, cher ami, qu'ils sont du pur rien. Pas du tout (que cela pour une fois soit dit) ils sont en l'air, sans qu'on les voie, dans ce qu'on lit dans tous les pays. Ils sont à la BnF, par mots, par vers, ou même une page d'un seul coup bien que ce soit plus rare. Mais il y a avec eux tant de vain lest, ils sont pris dans un tel amas de mots et de typo, que moi-même à vrai dire, bien que je m'y sois mis pour de bon, je n'ai pas pu les oter de là, les lier. En tout lieu en fait je vois des gens qui m'ont tout pris, ce qui fait de mon job un long jeu de chat sans fin, afin de voir un jour un bout de plus, volé — mais dans quel but ? — à un opus que je n'ai pas fini.
Marc "El Ben" Abou, C'est pour ça que je n'ai pas fait un seul de mes opus, Mots dits de 1901 à 2000, Deux coqs d'or 2006.
Mots de quatre lettres au maximum (ou bien, si on veut : pas un mot ne fait cinq ou plus de long).
Livres en devenir
Mes livres, même si rien n'en est écrit, il est imbécile, cher client, d'en inférer l'inexistence. Inversement (je le dis et le répète), ils se tiennent disséminés entre les écrits des scribes de mille diverses cités. Ils existent en des infinités d'imprimés, en verbes, en lexèmes, même en ensembles de lexèmes si l'exemple se présente. Le hic, c'est les interstices pleins de verve insipide, ces vides remplis d'excès de textes imprimés, et ceci m'empêche, en dépit de mes peines, de les distiller et de les relier. Cette terre me semble pleine de pervers pressés d'imiter mes écrits et je recherche, entêté, les petites bribes visiblement tirées de mes livres en devenir.
Mercel Kébir, Mes mille prétextes de ne rien écrire, Textes de XXe siècle, Herminette 1006.
Bivocalisme en E et I.
Éléments inconnus
Les éléments que je n'ai pas isolés, n'allez surtout pas croire, Messieurs, qu'ils soient pure invention. Bien au contraire (que cela une bonne fois soit dit) ils sont comme en solution dans les composés naturels. Ils existent dans les roches, par atomes, par groupes d'atomes, par cristaux entiers dans certains cas. Mais il y a autour d'eux tant d'inutile gangue, ils sont pris dans une telle surabondance de matière oxydée, que moi-même à vrai dire, malgré tous mes efforts, n'ai pas encore réussi à les purifier, à les analyser. Le tableau en fait me paraît parsemé de lacunes, ce qui fait de mon travail une longue traque, la recherche têtue de tous ces insaisissables éléments incontestablement nécessaires à une classification exhaustive.
Dmitri Ivanovitch Mendeleïev, Pourquoi je n'ai pas terminé mon tableau, discours à l'Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, 1870.
Rien m'a brisé
Ma plume est triste, hélas ! et je n'écris nul livre.
Lire ! au moins lire ! Où sont les modèles à suivre ?
Perdus dans les brouillons inédits et les cieux !
Rien, ni les vieux romans qui tombent sous ses yeux
N'inspirera l'auteur dont la muse décampe
La nuit, ni la clarté déserte de sa lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend,
Ni le nom de la femme et ni le mot d'enfant.
Je trouverai ! Partout dans la littérature
Crève l'encre souillée d'une autre signature !
Un Ennui, désolé par un cruel espoir,
Croit encore à l'appel suprême du devoir !
Et, peut-être, les mots composant les ouvrages
Sont-ils de ceux qui seuls évitent les naufrages ?
Perdu, sans mots, sans mots, exclu des jeux floraux...
Mais, ô mon Dieu, le prix Madame Figaro !
Marphel Selamenta, Pourquoi je me sens mal armé pour écrire mes livres.
Parodie de Brise marine, de Stéphane Mallarmé. Le titre est une anagramme de « brise marine » et la signature une anagramme de « Stéphane Mallarmé ».
Livres futures
Les livres que je n'ai pas encore prises, n'allez surtout pas croire, docteur, qu'elles soient pur néant. Bien au contraire (que cela une bonne fois soit dit) elles sont comme en suspension dans ma nourriture habituelle. Elles existent dans les graisses, par gouttes, par bouchées, par assiettées entières dans certains cas. Mais il y a autour d'elles tant de délicieux remplissage, elles sont prises dans une telle surabondance de matière sucrée, que moi-même à vrai dire, malgré tous mes efforts, n'ai pas encore réussi à les réduire, à les supprimer. Le monde en fait me paraît rempli de tentations, ce qui fait de mon régime une longue pénitence, la recherche têtue de tous ces menus fragments inexorablement destinés à mes livres futures.
Marcel Bienenbouche, Pourquoi je ne suis pas près de perdre trente livres, Lettres à mon diététicien, dossier 2006.
Livre futur
Le livre futur n'a ni être, ni matière palpable. Ma prof d'écriture l'a même cru juste limité à ma propre tête. Naïveté ! Il a une réalité à lui, une nature véritable, car le blabla à venir a déjà été élaboré : il se révèle sur une page du robuste volume, là sur l'étagère, de l'opuscule détenu à la bibli, de l'article tapé jadis par une dactylo, du synopsis de film discrédité, du polycopié étudié à la faculté, même sur la brève carte postale de Porto Rico. Las ! Il y a sur lui du bavardage stupide, le laïus de l'éditorialiste bébête, la tirade du dramaturge nul, l'inutile fable du plumitif moraliste... Je trime dur car le but ultime, la finalité, sera de sortir du méli-mélo la minuscule bribe, la formule d'origine, la particule fine, le bloc obscur dérobé par le copiste privé de scrupule, prélevé sur le livre futur.
Marc Bénabu, Le motif du livre prévu devenu fiasco total.
Texte destiné à faciiter la vie des lecteurs débutants et des logiciels de transcription phonétique. Chaque lettre correspond à un phonème, toujours le même (pas de digrammes, de lettres muettes ou de lettres à prononciation changeante). À lire avec un accent méridional : les « e » finaux sont prononcés (ils sont toujours suivis d'une consonne) et les « o » finaux sont ouverts.
Si tu crois que je n'ai rien écrit, tu te trompes
Car tu as déjà lu mes phrases et mes mots.
Mes livres inédits, tout le monde les pompe.
Je n'aime pas cela, je souffre mille maux
Quand je crois voir mes mots dans les livres que j'aime.
Récapitul salonien : le cinquième vers reprend un mot de chacun des quatre premiers, dans l'ordre (crois, mots, livres, aime). Voir aussi Ruminations.
Et vous, mon cher auteur, qu'avez-vous écrit ? — Rien.
— Rien du tout ? — Mais... — Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme...
En variant le ton... Par exemple, tenez :
Agressif : « Non, Monsieur, je n'ai rien terminé !
Si ça ne vous plaît pas, je n'en ai rien à faire ! »
Amical : « J'aimerais être sûr de vous plaire,
C'est pour vous que j'hésite interminablement. »
Descriptif : « Un pensum !... Un calvaire !... Un tourment !
Oh, que dis-je un tourment ?... C'est une vraie torture ! »
Curieux : « Comment font-ils, les rois de l'écriture ?
Finissent-ils toujours leurs livres d'un seul coup ? »
Gracieux : « Ma plume, hélas, ne m'aide pas beaucoup :
Je la vois, voletant au-dessus de la feuille,
Semer des mots au vent qu'il faut que je recueille. »
Truculent : « Oui, je suis de vingt tomes l'auteur :
Dix de Savoie et dix de chèvre. Quelle odeur !
J'en suis plus fier que de cent romans, en conscience. »
Prévenant : « Gardez-vous de trop d'impatience :
Mes livres pourraient bien se faire attendre encor. »
Tendre : « Détendons-nous dans ce charmant décor...
Venez plus près de moi... Parlons de vos lectures... »
Pédant : « On trouve en moi les atavofigures
De ceux que John Perry, entre autres grands auteurs,
Étudie sous le nom de procrastinateurs. »
Cavalier : « Quoi, l'ami, mes livres te déplaisent ?
Les seuls bons écrivains, ce sont ceux qui se taisent ! »
Emphatique : « Quand même on attendrait mille ans,
Jamais je ne pourrais achever mes romans ! »
Dramatique : « À ce point paresseux, c'est atroce ! »
Admiratif : « Jamais découragé, ce gosse ! »
Lyrique : « Muse ailée, porte-moi du secours ! »
Naïf : « Comment fait-on pour gagner le Goncourt ? »
Respectueux : « Voilà un auteur admirable :
Ne rien écrire ainsi, c'est vraiment remarquable. »
Campagnard : « Crévindieu, écrire ? Et pourquoué donc ?
J'ons ben assez à faire à nourrir mes dindons ! »
Militaire : « Écrivez sans délai ! C'est un ordre ! »
Pratique : « Si l'auteur ne veut pas en démordre,
Laissez-le dans son coin sans le pousser à bout. »
Enfin, rendant hommage à Marcel Bénabou :
« Les livres que je n'ai pas écrits, par nature,
Sont comme en suspension dans la littérature. »
D'après une célèbre tirade de Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand.
Les livres que je n'ai pas écrits, n'allez surtout pas croire, lecteur, qu'ils soient quelque chose d'un peu émouvant. Je me désintéresse de ces créations trop liquides et je pense à autre chose. Ce soir, regardez, l'air vibre. Son sifflement lancinant ne s'arrête jamais. Le père dit que celui qui nous vient de face arrive presque à étouffer le gong du soir avec un bruit mouillé. On en vient à envier ceux qui à l'heure présente pensent qu'ils ont déjà vécu une soirée pareille.
Assemblage de menus fragments que j'ai réussi à isoler dans la
littérature universelle, et plus précisément dans le sous-ensemble de
la littérature universelle constitué par les 11 textes choisis par
Zazipo de 2005 à 2015.
Les livres que je n'ai pas écrits, n'allez surtout pas croire,
lecteur, qu'ils soient :
Livres futurs.
quelque chose d'un peu émouvant :
Retour de Babel.
Je me désintéresse de ces créations trop liquides et je pense à autre
chose :
La peinture à Dora.
Ce soir, regardez :
La nuit.
l'air vibre :
Crochet à goutte d'eau.
Son sifflement lancinant ne s'arrête jamais :
Annan, ou le destin de pierre.
Le père dit que :
Musique de table.
celui qui nous vient de face :
Besoin de vélo.
arrive presque à étouffer le gong du soir :
C'est un soir de vent.
avec un bruit mouillé :
Les vers à soie.
On en vient à envier ceux qui à l'heure présente pensent qu'ils
ont déjà vécu une soirée pareille :
Diomira, une ville invisible.
Nicolas Graner, 2015, Licence Art Libre