Cette année-là
Le blé n'a pas été semé dans les champs
Entre les Flandres et la Champagne
Cette année-là
À sa place
Entre la Marne et la Scarpe
L'armée a semé des tranchées
Cette année-là
La Bertha et les shrapnels
Crachent des gerbes de fer
Dressent des barrages de flammes
Versent des marées de sang
Des pères des frères des enfants même
Prennent les armes et partent se battre
Défendre les terres menacées
Des braves exaltés par les appels des chefs
C'est la grande parade des armées en marche
Année après année les cadavres
S'entassent devant les tranchées
Pas même le temps de les enterrer
Ces têtes fracassées
Ces crânes éclatés
Ces faces sans âme
Ces bras arrachés
Ces jambes décharnées
Ces ventres béants
Ces tas de restes écrasés
Ces amas de dents de nerfs de phalanges de sexes de nez de rates crevées
Cadavres de France cadavres d'Allemagne
Cadavres présents sans passé
Carcasses semblables enchevêtrées
C'est la grande parade des braves
Les armes éclatantes
La farce sanglante
La fête macabre
La kermesse barbare
Le spectacle des revenants
Après ces années de fer de flammes et de sang
Le fracas des balles s'est calmé
Les femmes pansent les blessés
Les sages repensent la marche des états
En France en Allemagne en Angleterre
Des pères et des mères
Prêtent serment ensemble
Ce sera la der des ders
À Genève les chefs d'états
En scellant des pactes
Règlent le grand ballet de la planète
Et la Terre ne reverra pas de tels drames
Les gens sensés se rassemblent et répètent ce serment
Ce sera la der des ders
Même pas trente ans après
Le désastre se répètera
Ce sera Brest ce sera Dresde
Les femmes et les enfants
Terrés dans les caves
Dans le vacarme des rafales
Prévert chantera Barbara
À la place de la Bertha
Et cependant la même rage
La même grêle de fer
Le même enfer de flammes
La même mer de sang
Je regarde la Terre à présent
Près de cent ans après la der des ders
Et c'est le même spectacle sanglant
La même fête barbare
Les massacres sans trêve
Les femmes et les enfants
Terrés dans les caves
À Belgrade à Bagdad à Peshawar à Gaza
À Manhattan frappée devant les caméras
À Lhassa étranglée lentement en secret
En arabe en afghan en tchétchène en persan
Les descendants d'Adam et Ève
Parlent le même langage de détresse et d'errance
Je regarde la Terre cette planète verte
Cette élégante sphère errant dans l'espace
Cette frêle nacelle bercée par l'éther
Elle est tellement belle ma planète-mère
Je nage dans la mer en chantant ses reflets d'argent
Ses reflets changeants
J'arpente les pentes escarpées des alpages en été
Je flâne dans les larges allées plantées de hêtres
Je me régale d'avance à l'aspect des pêches blanches
Je rêve en regardant les chevrettes s'ébattre entre les chênes kermès
Je mène tendrement le cheval harassé se détendre dans le pré vert
Et je repense à Prévert
Et Prévert me rappelle Barbara
Et Barbara me ramène à Brest
Brest changée en tas de cendres
Par cette grêle de fer de flammes de sang
Et je reste planté là sans parler
Sans lever la tête
Je regarde la Terre
Je me cache la tête dans les bras
Et je désespère.
Nicolas Graner, mars 2003, Licence Art Libre