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Retour vers Le cothurne étroit

LIO17

Elle leva les yeux vers le firmament piqueté d'innombrables étoiles. Juste au-dessus d'elle, sur le fond noir d'encre de ce ciel sans nuages, se détachait le demi-cercle de l'astre familier. Elle n'eut aucun mal à y distinguer les formes qu'elle connaissait si bien, les régions claires des reliefs et les zones plus sombres des mers, et repéra le point précis, à la limite de la partie éclairée par le soleil, où le vaisseau L.I.O. 18 du Lunar Investigation Office allait bientôt la déposer.

Hannah regarda une dernière fois le sol qu'elle allait quitter puis ferma les yeux quelques instants en tentant de contrôler les battements de son cœur. Quand elle avait postulé pour cette mission elle se pensait sincèrement capable de gérer toutes les émotions d'un voyage lunaire. À présent, au pied du lanceur, elle se trouvait submergée par une angoisse qu'il fallait absolument surmonter en ce moment crucial. Qui aurait pu prévoir que les choses tourneraient ainsi ? Appliquant les techniques de yoga acquises durant son entraînement, elle parvint à recouvrer un peu de sérénité. Quand elle se sentit enfin en mesure d'accomplir les gestes nécessaires avec une maîtrise suffisante, elle gravit les échelons, pénétra dans le module de commande et verrouilla le sas. Une fois le contact établi avec les contrôleurs au sol, ils déroulèrent ensemble l'interminable check-list du décollage. Enfin, elle prit une profonde inspiration et enfonça le bouton. Une légère vibration se fit sentir. Une page de sa vie venait de se tourner.

Le somnifère de dernière génération qui faisait partie du kit de la mission lui permit de dormir pendant la plus grande partie du trajet malgré l'anxiété qui ne la quittait pas. Le pilote automatique pouvait se passer presque entièrement d'interventions et quelques moments d'éveil lui permirent de contrôler l'exactitude de la trajectoire. Quand l'engin s'immobilisa sur le sol lunaire elle n'aurait su dire si le voyage avait duré quelques heures ou quelques jours, mais à cet instant elle se sentait en pleine possession de ses moyens.

L'astronaute revêtit son scaphandre, franchit le sas de l'habitacle et posa un pied sur le sol, où il s'enfonça légèrement dans la couche de fine poussière. Elle fit quelques pas dans l'ombre de l'astronef et contempla sa silhouette rassurante, surmontée de la capsule qui la ramènerait bientôt sur la Terre. Avançant prudemment, elle déboucha au soleil. Quelques instants plus tard elle se figea brusquement, son regard ne pouvant se détacher d'un point sur le sol à trois mètres devant elle. Soulignée par la lumière rasante, l'empreinte se détachait avec une netteté effroyable. Sans erreur possible, on y reconnaissait la trace d'une lourde botte toute semblable à celles d'Hannah. Tout autour, d'autres marques, qui ne pouvaient être d'origine humaine. Des traces invraisemblables, insensées, terrifiantes. La jeune femme tentait de se raccrocher à ce qu'elle connaissait, mais rien, dans son passé lointain comme dans ses toutes dernières expériences, ne lui permettait de se figurer ce qui s'était déroulé ici. Elle réalisa à quel point elle ignorait encore tout du monde lunaire. Même si elle en savait plus à présent que n'importe quel être humain, à l'exception peut-être des malheureux camarades qui l'avaient précédée, elle restait réduite pour l'essentiel à des spéculations.

Les images apocalyptiques se bousculaient dans sa tête, mêlées à un violent désir de retrouver immédiatement la Terre, lorsqu'elle parvint enfin à se détourner de cette vision d'horreur. Elle fut à peine surprise de découvrir qu'il y en avait une autre à une dizaine de mètres de là. Vue de plus près, elle était remarquablement semblable à la première, juste un peu plus petite, et tout aussi effrayante de par le déchaînement qu'elle laissait supposer. Plus loin, une autre, puis une autre encore... À intervalles plus ou moins réguliers, parfois plus petites ou plus grosses, elles dessinaient une sorte de monstrueux jeu de piste qui se poursuivait jusqu'à l'horizon. Hannah comprit qu'elle n'avait pas d'autre choix que de les suivre. Elle rejoignit la jeep automatique qui l'attendait en ordre de marche, embarqua dans l'habitacle pressurisé, se débarrassa de son scaphandre et prit les commandes. Elle s'approcha avec précaution de son premier repère et le photographia avec la caméra du véhicule, puis fit de même avec le deuxième. L'ordinateur de bord analysa les deux clichés et en quelques secondes le logiciel de reconnaissance de formes calcula les paramètres nécessaires. La passagère n'avait plus qu'à se laisser emporter par sa voiture auto-guidée.

Quand elle en sortit enfin, après un temps qui lui parut interminable, le spectacle devant lequel elle se trouvait la fit à nouveau frissonner. Au pied du talus qui masquait l'intérieur du cratère, l'enchevêtrement de tiges tordues, de plaques déchiquetées, de fils arrachés, de hublots fracassés témoignait de la violence des événements qui s'étaient déroulés là. Même si une partie de son esprit se refusait encore à l'admettre, le tas de ferraille qu'elle avait sous les yeux était bien tout ce qui restait de la mission L.I.O. 17 et de ses deux astronautes. Elle repéra le petit insigne portant le logo officiel qui avait miraculeusement échappé au carnage. « LIO17 » était écrit de façon à rester identique quand on le lisait à l'envers. Comme la dernière fois qu'elle avait tenu cette plaque en main — cela lui paraissait si loin à présent ! — elle la fit pivoter puis la reposa respectueusement à sa place au milieu des débris. Tout autour, ces empreintes obsédantes, toutes semblables à la première qu'elle avait découverte mais multipliées par cent, par mille, évoquaient une monstrueuse sarabande autour de quelques traces de bottes. Ce qu'Hannah savait maintenant dépassait de très loin tout ce qu'elle avait imaginé auparavant sur la disparition inexplicable de ses deux camarades.

Une fois de plus, Hannah fut tétanisée quand son regard se posa sur une pièce métallique qui avait été massacrée encore plus sauvagement que le reste. Elle semblait avoir été tout à la fois broyée, déchirée, tordue, martelée et fondue. Cette pièce portait en elle un condensé du drame qui s'était déroulé ici.

Hannah ne pouvait plus douter que la solution de cette épouvantable énigme se trouvait à l'intérieur du cratère. Elle gravit péniblement le talus, s'arrêta un instant sur la ligne de crête puis entama résolument la descente en pente douce vers le fond du gouffre que n'atteignaient pas les rayons du soleil.

Lorsqu'elle y parvint quelques heures plus tard, le faisceau de sa lampe révéla un objet qu'elle identifia immédiatement : le miroir à conjugaison de phase KCD1441, emporté par L.I.O. 17 pour mener des expériences de télémétrie laser depuis la Terre. Il semblait intact. Prenant cet instrument pour repère, elle se mit en demeure d'explorer systématiquement les alentours. Chaque crevasse dans laquelle elle descendait, chaque galerie où elle s'enfonçait lui fournissait une pièce du puzzle qu'elle tentait de reconstituer, et chaque nouvelle révélation la plongeait davantage dans l'horreur. Ce qu'elle comprenait des forces qui agissaient en ces lieux entraînait son imagination bien au-delà de ce que les mots pouvaient exprimer. Des pans entiers d'un monde insoupçonné s'ouvraient à elle, un monde où les valeurs n'avaient plus de sens, où les lois les plus fondamentales pouvaient s'inverser, où perception et imagination se fondaient inextricablement, où toute question ne recevait pas d'autre réponse que son propre écho. Chaque instant passé dans cet abîme resserrait autour d'elle un carcan de confusion dont elle pressentait avec terreur qu'elle ne pourrait bientôt plus s'arracher. Elle ne songeait plus qu'à fuir, aller de l'avant, retrouver la surface, la lumière, la vie, laisser derrière elle les spectres du passé pour tracer de nouveaux chemins.

Après un dernier passage par le miroir elle entama d'un pas lent et régulier la longue remontée de la pente du cratère. Quand elle en sortit enfin, après un temps qui lui parut interminable, le spectacle devant lequel elle se trouvait la fit à nouveau frissonner. Au pied du talus qui masquait l'intérieur du cratère, l'enchevêtrement de tiges tordues, de plaques déchiquetées, de fils arrachés, de hublots fracassés témoignait de la violence des événements qui s'étaient déroulés là. Même si une partie de son esprit se refusait encore à l'admettre, le tas de ferraille qu'elle avait sous les yeux était bien tout ce qui restait de la mission L.I.O. 17 et de ses deux astronautes. Elle repéra le petit insigne portant le logo officiel qui avait miraculeusement échappé au carnage. « LIO17 » était écrit de façon à rester identique quand on le lisait à l'envers. Comme la dernière fois qu'elle avait tenu cette plaque en main — cela lui paraissait si loin à présent ! — elle la fit pivoter puis la reposa respectueusement à sa place au milieu des débris. Tout autour, ces empreintes obsédantes, toutes semblables à la première qu'elle avait découverte mais multipliées par cent, par mille, évoquaient une monstrueuse sarabande autour de quelques traces de bottes. Ce qu'Hannah savait maintenant dépassait de très loin tout ce qu'elle avait imaginé auparavant sur la disparition inexplicable de ses deux camarades.

Une fois de plus, Hannah fut tétanisée quand son regard se posa sur une pièce métallique qui avait été massacrée encore plus sauvagement que le reste. Elle semblait avoir été tout à la fois broyée, déchirée, tordue, martelée et fondue. Cette pièce portait en elle un condensé du drame qui s'était déroulé ici. Elle fut à peine surprise de découvrir qu'il y en avait une autre à une dizaine de mètres de là. Vue de plus près, elle était remarquablement semblable à la première, juste un peu plus petite, et tout aussi effrayante de par le déchaînement qu'elle laissait supposer. Plus loin, une autre, puis une autre encore... À intervalles plus ou moins réguliers, parfois plus petites ou plus grosses, elles dessinaient une sorte de monstrueux jeu de piste qui se poursuivait jusqu'à l'horizon. Hannah comprit qu'elle n'avait pas d'autre choix que de les suivre. Elle rejoignit la jeep automatique qui l'attendait en ordre de marche, embarqua dans l'habitacle pressurisé, se débarrassa de son scaphandre et prit les commandes. Elle s'approcha avec précaution de son premier repère et le photographia avec la caméra du véhicule, puis fit de même avec le deuxième. L'ordinateur de bord analysa les deux clichés et en quelques secondes le logiciel de reconnaissance de formes calcula les paramètres nécessaires. La passagère n'avait plus qu'à se laisser emporter par sa voiture auto-guidée.

Le somnifère de dernière génération qui faisait partie du kit de la mission lui permit de dormir pendant la plus grande partie du trajet malgré l'anxiété qui ne la quittait pas. Le pilote automatique pouvait se passer presque entièrement d'interventions et quelques moments d'éveil lui permirent de contrôler l'exactitude de la trajectoire. Quand l'engin s'immobilisa sur le sol lunaire elle n'aurait su dire si le voyage avait duré quelques heures ou quelques jours, mais à cet instant elle se sentait en pleine possession de ses moyens.

L'astronaute revêtit son scaphandre, franchit le sas de l'habitacle et posa un pied sur le sol, où il s'enfonça légèrement dans la couche de fine poussière. Elle fit quelques pas dans l'ombre de l'astronef et contempla sa silhouette rassurante, surmontée de la capsule qui la ramènerait bientôt sur la Terre. Avançant prudemment, elle déboucha au soleil. Quelques instants plus tard elle se figea brusquement, son regard ne pouvant se détacher d'un point sur le sol à trois mètres devant elle. Soulignée par la lumière rasante, l'empreinte se détachait avec une netteté effroyable. Sans erreur possible, on y reconnaissait la trace d'une lourde botte toute semblable à celles d'Hannah. Tout autour, d'autres marques, qui ne pouvaient être d'origine humaine. Des traces invraisemblables, insensées, terrifiantes. La jeune femme tentait de se raccrocher à ce qu'elle connaissait, mais rien, dans son passé lointain comme dans ses toutes dernières expériences, ne lui permettait de se figurer ce qui s'était déroulé ici. Elle réalisa à quel point elle ignorait encore tout du monde lunaire. Même si elle en savait plus à présent que n'importe quel être humain, à l'exception peut-être des malheureux camarades qui l'avaient précédée, elle restait réduite pour l'essentiel à des spéculations.

Les images apocalyptiques se bousculaient dans sa tête, mêlées à un violent désir de retrouver immédiatement la Terre, lorsqu'elle parvint enfin à se détourner de cette vision d'horreur. Elle leva les yeux vers le firmament piqueté d'innombrables étoiles. Juste au-dessus d'elle, sur le fond noir d'encre de ce ciel sans nuages, se détachait le demi-cercle de l'astre familier. Elle n'eut aucun mal à y distinguer les formes qu'elle connaissait si bien, les régions claires des reliefs et les zones plus sombres des mers, et repéra le point précis, à la limite de la partie éclairée par le soleil, où le vaisseau L.I.O. 18 du Lunar Investigation Office allait bientôt la déposer.

Hannah regarda une dernière fois le sol qu'elle allait quitter puis ferma les yeux quelques instants en tentant de contrôler les battements de son cœur. Quand elle avait postulé pour cette mission elle se pensait sincèrement capable de gérer toutes les émotions d'un voyage lunaire. À présent, au pied du lanceur, elle se trouvait submergée par une angoisse qu'il fallait absolument surmonter en ce moment crucial. Qui aurait pu prévoir que les choses tourneraient ainsi ? Appliquant les techniques de yoga acquises durant son entraînement, elle parvint à recouvrer un peu de sérénité. Quand elle se sentit enfin en mesure d'accomplir les gestes nécessaires avec une maîtrise suffisante, elle gravit les échelons, pénétra dans le module de commande et verrouilla le sas. Une fois le contact établi avec les contrôleurs au sol, ils déroulèrent ensemble l'interminable check-list du décollage. Enfin, elle prit une profonde inspiration et enfonça le bouton. Une légère vibration se fit sentir. Une page de sa vie venait de se tourner.


Cette histoire a été écrite pour le concours de nouvelles de l'Université Paris-Sud en 2015. Le thème imposé pour ce concours était : « l'empreinte ».

J'ai également participé au concours en 2013 avec Entre-deux et en 2014 avec L'horloge.


Nicolas Graner, février 2015, Licence Art Libre