Pour pouvoir dire son savoir sans le compter,
Pour pouvoir savoir sans dire pourquoi on tait,
Pour savoir le pourquoi, sans compter on luttait.
Par un jour de canicule, vers midi, je me trouvais en compagnie d'un ami en train d'attendre un autobus de la ligne S à l'arrêt Porte Champerret. Lorsque le chauffeur arrêta enfin devant nous son véhicule j'aperçus sur la plate-forme arrière, au milieu de la foule des voyageurs, une espèce de zazou au cou démesurément long. Aussitôt après l'arrêt, il y eut une forte bousculade, et le zazou interpella violemment un quidam qui, en se précipitant vers la sortie, lui avait écrasé les pieds. Au moment de monter dans l'autobus, je compris la raison de sa colère en apercevant sur le trottoir un curieux chapeau, dont je devinai qu'il était tombé de sa tête haut perchée par la faute du quidam sans-gêne. Lorsque l'autobus démarra, j'entrevis par la fenêtre, au milieu des voyageurs en train de se disperser, ledit quidam qui tenait à la main ledit chapeau et l'agitait frénétiquement. Un bout de galon tressé en pendouillait lamentablement. Cherchant des yeux le propriétaire de l'objet je constatai qu'il avait entre-temps déniché une place libre où il s'était assis et ne semblait plus penser à l'incident. Il portait un pardessus élimé et mal coupé qui révélait le même manque de goût que son hideux couvre-chef. Deux heures plus tard, je me trouvais dans le même autobus S en compagnie du même ami quand, à mon grand étonnement, j'observai que la place où mon type s'était posé le matin était maintenant occupée par ce quidam qui l'avait si brutalement bousculé. Mais la coïncidence m'apparut vraiment inouïe quand, à l'arrêt de la gare Saint-Lazare, j'aperçus le zazou lui-même qui attendait un autre autobus en discutant avec un inconnu. J'eus tout juste le temps de saisir quelques bribes de leur conversation : il était question de réduire l'ouverture du col de son pauvre pardessus.
Nicolas Graner, octobre 1997, Licence Art Libre